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la garçonne

donner un ordre à ma femme de ménage, je la trouve avec la porteuse de pain. Une grande vieille, à l’air dur. Un moment après, Julia m’apporte mon petit déjeuner et me dit : « — Monsieur a vu la femme qui porte le pain ? — Oui, elle a une sale tête ! — Oh ! monsieur, la pauvre, elle a la figure du chagrin ! Avec les soixante ans qu’elle paraît, elle n’en a pas quarante-cinq. — Qu’a-t-elle ? — C’est une réfugiée du Nord. Y a tout de même des gens calamiteux ! Écoutez ce que la guerre leur a fait, à ceux-là… Elle habitait un village près de Lille. À force de travail, son mari et elle, ils avaient pu achever une petite maison. Ils avaient un commerce qui marchait bien. Ça les faisait vivre, avec leurs deux fils et leur fille. La guerre arrive. Le mari, les deux fils partent… Un jour. v’là les Allemands. Elle se sauve, avec sa fille. Un mois après on annonce à la petite, qu’était souffrante, la mort d’un de ses frères. Ça lui tourne les sangs. Au bout de la semaine on l’enterrait. Une belle jeune fille, monsieur, qu’était leur joie ! Ensuite ils apprennent que leur maison, qui était toujours debout, les obus anglais la détruisent, rasibus… Enfin le second fils est blessé, grièvement. Quand c’est l’armistice, ils sont tous les trois à Paris et ils triment, en attendant l’indemnité, qu’ils n’ont seulement pas vue encore, à c’t’heure ! Le père et le fils sont embauchés dans une usine. Vous croyez qu’ils sont tranquilles ? Le fils peut pas continuer, il est usé, il vomit le sang. Et l’an dernier, v’là le tour du mari ! Il est pris par une machine. Une main coupée. Et le crâne démoli ! A fallu qu’on le trépane… Il peut plus rien faire. Il a un œil enflé, et fixe, à croire qu’il va devenir fou. Cette nuit, il lui disait à la