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la garçonne

— Notre pauvreté d’esprit ? Notre futilité ?… Quand cela serait ? N’est-ce pas votre œuvre ? Mais non ! Cela n’est pas forcément, et toujours… Seulement vous continuez à vivre sur le même éternel préjugé, sans vous apercevoir que tout change.

Il ricana :

— Le progrès ?

— Simplement les conditions d’existence, qui nous forcent à évoluer…

— Vers l’égalité, dites-le !… En avant les grands mots !

Elle répéta, avec une conviction profonde :

— Oui, vers l’égalité… L’égalité que nous n’aurions peut-être pas souhaitée si vous ne nous l’aviez imposée vous-mêmes, et dont nous avons besoin aujourd’hui, comme du pain… comme du soleil ! Comprenez-vous maintenant ? Comprenez-vous ?

Ils s’affrontaient, haussés au-dessus d’eux-mêmes.

Il la regardait sans répondre, troublé malgré lui. Jamais elle n’avait été si belle !… Il sentait, à sa rage de tout à l’heure, succéder une tristesse si grande qu’il en eût pleuré… Il la refréna, cependant. Il y avait dans son désarroi un peu du désespoir de l’enfant qui voit soudain son joujou brisé, et aussi un peu de l’effroi du catholique que le doute, brutalement, envahit… Toute l’armature de son éducation craquait, sous la secousse.

Devant cette révélation tragique d’une âme poussée au désespoir, et que l’ordre même des choses, dont il avait été l’exécuteur, venait de condamner à l’anarchie, il descendait avec un peu d’effroi en lui-même. Il apercevait confusément tout ce que pouvait avoir de dangereux et d’inique l’exercice des privilèges