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L’EMPIRISME. — PARTIE CONSTRUCTIVE.

mènes sont objets de science ; pour les anciens, il ne pouvait y avoir de science là où il n’y a que des phénomènes, ils se faisaient de la science une trop haute idée pour admettre un instant qu’elle pût avoir affaire à autre chose qu’à l’absolu, qu’à l’immuable. Pour eux, il n’y a de science que de ce qui ne passe pas : la science est essentiellement inébranlable, et ils n’auraient pas admis qu’on désignât de ce nom, comme le fait par exemple Stuart Mill, des vérités qui pourraient être autres, si nous étions autrement constitués, et cessent peut-être d’être vraies « dans un des nombreux firmaments dont l’astronomie sidérale compose l’univers ». Voilà pourquoi les sceptiques se sont contentés du nom d’art, d’observation pratique. Même en niant la science, ils s’en faisaient une idée plus haute que ceux qui s’en montrent aujourd’hui les plus zélés apologistes.


Voilà donc le caractère distinctif, l’idée principale des derniers sceptiques. Ils n’ont si vivement attaqué la philosophie et la science que pour faire place à cette autre science qu’ils pressentent, mais qu’ils n’ont point faite. Leur doctrine est un positivisme qui n’a pas trouvé sa formule.

Par là, outre les différences qui ont déjà été signalées entre l’ancien et le nouveau scepticisme, on voit que les deux doctrines ont des tendances sensiblement différentes. Le but de l’ancien scepticisme est de conduire à l’ataraxie : il se propose une fin purement morale. Son idéal est l’homme affranchi de tout souci et de toute pensée, détaché de tout ce qui l’entoure, presque étranger au monde où il vit. Le nouveau sceptique ne renonce pas à cette tradition : c’est bien encore la pratique qu’il oppose à la théorie. Mais il l’entend autrement. Il se mêle au monde et prend intérêt aux choses qui s’y passent. Il exerce une profession ; il est observateur, attentif, prudent et avisé ; il a de l’expérience et sait s’en servir. L’ancien sceptique est désintéressé ; le nouveau est utilitaire. Le premier n’enseigne que le moyen d’être heureux ; le second apprend à être habile, et s’il néglige les choses inutiles, c’est pour s’attacher d’autant mieux aux biens positifs.