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LIVRE II. — CHAPITRE IV.

Carnéade s’est précisément gardé de cet excès. À défaut de cette certitude parfaite qui n’est qu’un idéal, nous avons la probabilité, qui en tient lieu et qui suffit. Cette croyance pratique, qui peut être aussi inébranlable qu’on voudra, s’il l’avait appelée, comme peut-être on pourrait le faire, certitude morale ou pratique, l’objet même du débat disparaîtrait. Mais il a voulu éviter toute équivoque ; et, au risque d’employer un mot mal sonnant aux oreilles des dogmatistes, il s’est contenté du mot probabilité. Sa mémoire en a porté la peine. Mais aussi pourquoi s’est-il attaqué à la vanité humaine ? Pourquoi nous a-t-il refusé le pouvoir d’embrasser l’absolu, comme des dieux ? Pourquoi a-t-il blessé notre orgueil ? Il reste vrai néanmoins que, si on va au fond des choses, il s’est rendu compte, avec beaucoup de pénétration, de mesure et de modestie, des limites de la connaissance humaine ; son seul tort est d’avoir vu plus clair que les autres, son plus grand crime est d’avoir eu l’esprit trop précis.

Avec quelle finesse et quel admirable bon sens M. Martha a sur ce point rendu justice à Carnéade ! Il faut citer cette belle page, de plus de portée qu’elle n’en a l’air en sa forme discrète : « Nous sommes tous probabilistes, vous et moi, savants et ignorants ; nous le sommes en tout, excepté en mathématiques et en matière de foi. Dans les autres sciences et dans la vie, nous nous conduisons en disciples inconscients de Carnéade. En physique, nous accumulons des observations, et, quand elles nous paraissent concordantes, nous les érigeons en loi vraisemblable, loi qui dure, qui reste admise jusqu’à ce que d’autres observations ou des faits autrement expliqués nous obligent à proclamer une autre loi plus vraisemblable encore. Toutes les vérités fournies par l’induction ne sont que des probabilités, puisque les progrès de la science les menacent sans cesse ou les renversent. Dans les assemblées politiques où se plaident le pour et le contre sur une question, on pèse les avantages et les inconvénients d’une proposition législative, et, si la passion ne vient pas troubler la délibération, le vote est le résultat définitif des vraisemblances que les orateurs ont fait valoir. Le vote n’est qu’une manière