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la maison dé notre beau-père, qui fut pour nous plus qu’un père tout le temps que nous demeurâmes chez lui. La fille et le fils que ma mère avait encore de son premier lit furent successivement envoyés à Turin, l’un au collège des Jésuites, l’autre dans un couvent, et, peu de temps après, ma sœur Julie entra elle-même au couvent, mais, sans quitter Asti. J’avais alors près de sept ans.

1755. Je me rappelle à merveille ce petit événement domestique, parce que ce fut à cette occasion que, pour la première fois, la faculté de sentir se révélait en moi. Je me souviens fort bien et de la douleur que j’éprouvai, et des larmes que je versai, quand il fallut me séparer de ma sœur, séparation de toit seulement, et qui n’empêchait pas que dans les commencemens je ne la visitasse chaque jour. Plus tard, lorsque j’ai réfléchi sur ces émotions, sur ces symptômes par où se décelait alors la sensibilité de mon cœur, je les ai toujours trouvés précisément les mêmes que ceux que j’éprouvais dans la suite, lorsque dans la fièvre des années de ma jeunesse, il a fallu m’éloigner de quelque femme que j’aimais, ou bien encore m’arracher aux bras d’un ami véritable ; car jusqu’à présent j’en ai successivement rencontré trois ou quatre, bonheur dont tant d’autres ont été privés, qui peut-être l’auraient mieux mérité. Dans ce souvenir de la première souffrance de mon cœur, j’ai depuis trouvé la preuve que tous les amours de l’homme, quelle que soit leur diversité, émanent du même principe.