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fond de là sur le voyageur, homme, cheval, taureau.

En 1840, l’article de César Famin dans l’Univers pittoresque sur le Chili, le Paraguay, l’Uruguay et Buenos-Ayres signalait parmi les grands chats fréquentant là-bas les bords des ruisseaux le jaguar, yagouarète des Indiens, dont le manteau richement orné de taches symétriques sert de parure aux guerriers. Une planche représentait un jaguar guettant sa proie, prêt à se relever et à s’élancer[1].

C’est dans l’attitude où la planche de l’Univers pittoresque présente le jaguar attendant sa victime que Leconte de Lisle le peint à son tour. Lové comme un reptile dans l’acajou fourchu, le mufle en avant, ramassé sur ses reins musculeux, l’animal flaire un parfum subtil de chair vive apporté par le vent. À peine le grand bœuf des pampas est-il entré dans la clairière que la peur le cloue en place. Aussitôt le chasseur se détend comme un arc et saisit la proie au cou ; le premier bond, comme le disaient les naturalistes, a été inévitable : le taureau cède sous le choc ; puis furieux il emporte le fauve cavalier rivé à sa chair. Tous les deux plongent, dans l’espace, où le poète ne les suit point. Quand ils sont au loin, les mornes pampas retrouvent leur silence : on n’entend plus par moments que le bruit des caïmans, qui, traînant leurs cuisses torses le long du fleuve,

  1. César Famin, Chili, Paraguay, Uruguay, Buenos-Ayres, Paris, Didot, 1840.