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DANS LA BRUME


À Charles Cottet,
Le grand poète de la mer et de la tristesse.


Le soleil planait très bas au-dessus de l’océan comme un oiseau fatigué qui, péniblement, traîne ses ailes d’or ; et les rivages élevés, les hautes masses des arbres, les rochers agrestes vomis par les eaux, les gueules ouvertes des baies, les mâts courbés, les tours des églises et les solitaires menhirs semblaient se pencher vers lui et tendre leurs bras suppliants pour le retenir — mais le soleil pâle, troublé, effaré, s’enfuyait, tombait toujours plus vite, car en haut, par le ciel sombre, couraient les corps monstrueux et gris des nuages ; ils venaient du nord, rampaient menaçants du midi, coulaient en foule innombrable de l’orient, se suivaient pas à pas, s’unissaient en une demi-sphère, en une meute furieuse, affamée.

Par moments, le jour s’assombrissait, car certains nuages détachés en avant, entremêlés en un vol fou, se précipitaient aveuglément comme des bêtes écumantes dans les abîmes fuligineux du soleil.

Le jour frémit d’inquiétude ; par le monde passait la frayeur, toutes les voix étaient mortes, toute créature retenait son souffle ; l’océan s’immobilisa ; ce fut le calme de l’attente, le calme de l’effroi ; seules les eaux murmuraient en reculant impuissantes dans les précipices de la crainte et du silence, seuls, les derniers sanglots des dernières lames parmi les rochers armés de crocs noirs, et le clapotis douloureux des longues langues d’écume agrippées aux pierres.

Soudain le jour s’effrita.

De tous côtés les nuages atteignirent le soleil et s’effondrant sur lui le mirent en lambeaux flamboyants, le dévorèrent avidement de leurs mâchoires boueuses ; il s’éteignit dans le gouffre de ces gueules immondes.

Une ombre triste, cendrée, s’épandit sur le jour aveugle.

Au loin, très loin s’éleva, grave, un sourd grondement.

Puis un insondable et mortel silence.

Par le monde quelque chose d’inconcevable s’accomplissait.

Sur les eaux livides de l’océan s’avançait lourdement l’Inconnu.

La terre frissonna, les mouettes chassées par la frayeur s’en-