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omne viro soli…

sur la frontière, ou ailleurs, ou pas du tout, mais serait, sous ses yeux, du moins en puissance de l’être. Il s’était marié jeune. Il avait épousé une demoiselle Sabrenas, apparentée à plusieurs familles de petite, mais authentique noblesse de Savoie, et dont les membres, hélas ! préféraient vivre de leurs rentes, pratiquer des sports à leur choix et chasser sur leurs propres terres, à s’exiler en des garnisons capricieuses. Camille Sabrenas avait séduit tout de suite Martin Parangeoux par l’admiration qu’elle professait aussi pour ce qui s’appela, sous Louvois, l’ « habit d’une parure ». Obscurément, en outre, lui qui eût donné beaucoup pour se prénommer Martial au lieu de Martin, le conquit le prestige d’un nom d’apparence guerrière, qui devait influer, pensait-il, sur la destinée de son héritier futur. Aussi, moins par vanité que par superstition, prit-il l’habitude de signer de leurs deux patronymes conjugués.

Après trois ans de mariage, rien n’avait annoncé la réalisation du songe de gloire. Dans l’attente toujours d’un fils, M. Parangeoux-Sabrenas menait assidûment sa femme « voir passer le régiment », quand la Providence leur en envoyait un traverser la petite ville, laquelle ne possédait de son cru d’autres uniformes que celui du gardien du square, roi et coq entre les bonnes d’enfants, croquemitaine de ceux-ci, et qu’on appelait pompeusement le garde-promenades.

Et tous deux, rentrant chez eux à pas lents sitôt le dernier regard jeté au dernier rang disparu au delà du passage à niveau qui limitait à un bout la Grande-Rue, tous deux, la nuit qui suivait cette fête de leurs yeux, se sentaient émus du même espoir.

Enfin, cette quatrième année, à « marquer d’une pierre blanche », méditait M. Parangeoux, qui se plaisait aux souvenirs classiques et s’était fort occupé de lettres avant et pendant ses études de droit, — et il tripotait machinalement un morceau de sucre sur sa soucoupe, l’hôtesse, malgré ses dénégations, s’obstinant à lui en servir de même qu’à ne point « carabiner » son breuvage ; — cette quatrième année, donc, il y avait plus de neuf mois révolus que durait l’état, indiscutable, de Mme Parangeoux-Sabrenas, ce qui inquiétait à la fois et gonflait d’orgueil son mari. N’avait-il pas fallu onze mois pour forger Hercule ? Mais depuis quelque temps il n’osait plus entretenir ses intimes du Café de celui que dans la conjugale intimité il nommait déjà le Général.

Cependant, autour de lui, le trantran ordinaire se poursuivait. Inconsciemment, M. Parangeoux avait serré des mains habituelles,