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2lG ESTHÉTIQUE DU RYTHME

Milton ot surtout Shakespeare, enrichissent en outre leur vers de varia- tions simples : fortes aflaiblies {Ff), faibles renforcées (F/"), pieds trissyl- labiques (F fi') et même monosvllabiques (F), rejets, enjambements, cou|)es de toute sorte, leur vers se prête à des modifications infinies (i).

§ 209. Par le choix instinctif d'efiets particuliers, tout vrai poète a son rythme personnel. Il ne saurait en êlre autrement : chacun de nous a dans le langage ordinaire un rythme spécial, qui est caractérisé par la durée habituelle de l'intervalle rythmique, par le degré de la tendance à l'iso- chronisme, par l'énergie de l'accentuation, par le rapport de durée entre syllabes, par l'organisation des segments rythmiques en groupes plus ou moins nettement définis, par la forme et la place des pauses accentuelles, temporelles et mélodiques, parles silences. Le rythme est plus marqué en poésie qu'en prose. Chez le poète, le sens du rythme est plus développé que chez les autres hommes; sa vie alTective est plus riche, sa sensibilité est à la fois plus puissante et plus impressionnable, en même temps que plus personnelle ; il vibre tout entier à tels « frissons nouveaux » de la vie, qui glissent inaperçus ou à peu près sur les âmes difi'érentes de la sienne. Ce rvthnie de ses sentiments et de ses pensées s'empreint spontanément dans ses vers, avec d'autant plus de netteté qu'il est plus intense, avec d'autant plus de puissance aussi sur les lecteurs, auxquels il s'impose en raison même de sa force et de sa personnalité. Il est si bien empreint dans ses vers qu'il apparaît toujours à travers les transformations diverses que, sous l'influence de leur propre rythme, lui font subir les divers lecteurs ou déclamateurs. Il apparaîtrait bien davantage encore si le diseur était dressé par le poète lui-même, comme la Champmeslé par Racine (2). Sans doute, le rvthme personnel de l'auteur moule aussi sa prose, chez Victor Hugo comme chez Lamartine, chez Taine comme chez Renan, chez Flau- bert comme chez les Concourt, chez Bossuet comme chez Pascal, chez Rabelais comme chez Montaigne — chez Kipling comme chez Meredith, chez Thackerav comme chez Dickens. Mais comme il s'applique à une matière molle et informe, il ressort moins que lorsqu'il modèle au gré des émotions un mètre précis, surtout un mètre connu ; les effets, encore une fois, en sont beaucoup moins sensibles et beaucoup moins puissants. Cer^ tes, le rythme de la prose n'est pas le même chez Hugo que chez Lamar- tine, seulement la différence frappe plutôt notre intelligence que notre sen- sibilité, parce que notre sensibilité n'est pas maîtrisée par ce rvthme, malgré tout lâche et flottant. Elle est, au contraire, empoignée par le rythme régulier de leur vers et par la cadence régulière du mètre, elle en

(i) Les variations ne sont pourtant ni assez considérables ni assez nombreuses pour faire oublier le rylbme fondamental. Le vers ne se transforme jamais vraiment en prose, ou plutôt le rythme poétique en rythme prosaïque.

(2) V. /i-» Partie, p. m, note 5. — Chaque poète a également sa mélodie propre ; les vers de Racine ne chantent pas comme ceux de Corneille, ni ceux de Shelley comme ceux de Keats ; ils ne se lisent ni sur le même ton, ni avec les mêmes intervalles, ni avec les mêmes cadences. M. Sievers va jusqu'à prétendre que la critique des textes peut se fonder sur ces différences (IJber Sprachmelodischcs in (1er dcutschen Dichtung, Leipzig, 1901, p. 33 et suiv.).