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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

À ces questions, le gouverneur répondit que pas un étranger n’avait débarqué sur cette partie de la côte depuis plus de dix mois.

Shandon se fit donner le nom des baleiniers arrivés en dernier lieu ; il n’en reconnut aucun. C’était désespérant.

« Vous m’avouerez, docteur, que c’est à n’y rien comprendre, dit-il à son compagnon. Rien au cap Farewell ! Rien à l’île Disko ! Rien à Uppernawik !

— Répétez-moi encore dans quelques jours : Rien à la baie de Melville, mon cher Shandon, et je vous saluerai comme l’unique capitaine du Forward. »

La baleinière revint au brick vers le soir, en ramenant les visiteurs ; Strong, en fait d’aliments nouveaux, s’était procuré plusieurs douzaines d’œufs d’eider-ducks[1], deux fois gros comme des œufs de poule et d’une couleur verdâtre. C’était peu, mais enfin très-rafraîchissant pour un équipage soumis au régime de la viande salée.

Le vent devint favorable le lendemain, et cependant Shandon n’ordonna pas l’appareillage ; il voulut attendre encore un jour, et, par acquit de conscience, laisser le temps à tout être quelconque appartenant à la race humaine de rejoindre le Forward ; il fit même tirer, d’heure en heure, la pièce de 16, qui tonnait avec fracas au milieu des ice-bergs ; mais il ne réussit qu’à épouvanter des nuées de molly-mokes[2] et de rotches[3]. Pendant la nuit, plusieurs fusées furent lancées dans l’air, mais en vain. Il fallut se décider à partir.

Le 8 mai, à six heures du matin, le Forward, sous ses huniers, sa misaine et son grand perroquet, perdait de vue l’établissement d’Uppernawik et ces perches hideuses auxquelles pendent, le long du rivage, des intestins de phoques et des panses de daims.

Le vent soufflait du sud-est, et la température remonta à trente-deux degrés (0 centig.). Le soleil perçait le brouillard, et les glaces se desserraient un peu sous son action dissolvante.

Cependant la réflexion de ces rayons blancs produisit un effet fâcheux sur la vue de plusieurs hommes de l’équipage. Wolsten, l’armurier, Gripper, Clifton et Bell furent atteints de snow-blindness, sorte de maladie des yeux très-commune au printemps, et qui détermine chez les Esquimaux de nombreux cas de cécité. Le docteur conseilla aux malades en particulier, et à tous ses compagnons en général, de se couvrir la figure d’un voile de gaze verte, et il fut le premier lui-même à suivre sa propre ordonnance.

Les chiens achetés par Shandon à Uppernawik étaient d’une nature assez

  1. Canard-édredon.
  2. Oiseaux des mers boréales.
  3. Sortes de perdrix de rochers.