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LE DÉSERT DE GLACE

printemps sous leurs ailes. Le docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues précoces et même une cigogne solitaire.

Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l’action du soleil ; l’eau salée, répandue sur l’ice-field par les crevasses et les trous de phoque, en hâtait la décomposition ; mélangée à l’eau de mer, la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs arctiques donnent le nom de « slush ». De larges mares s’établissaient sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait pousser comme une production du printemps boréal.

Le docteur reprit alors ses plantations ; les graines ne lui manquaient pas ; d’ailleurs il fut surpris de voir une sorte d’oseille poindre naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient déjà près de dix lignes de longueur.

Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites fleurs d’un rose incertain et presque décoloré, d’un rose dans lequel une main inhabile eût mis trop d’eau. En somme, la flore de la Nouvelle-Amérique laissait à désirer ; cependant cette rare et craintive végétation faisait plaisir à voir ; c’était tout ce que pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de la Providence, qui n’avait pas complètement oublié ces contrées lointaines.

Enfin, il se mit à faire véritablement chaud ; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+14° centig.) ; il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l’évidence ; le pays se transformait ; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil ; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L’air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins, et les craquements de l’ice-field produisaient un fracas assourdissant.

On fit une excursion jusqu’à l’île Johnson ; ce n’était réellement qu’un îlot sans importance, aride et désert ; mais le vieux maître d’équipage ne fut pas moins enchanté d’avoir donné son nom à ces quelques rochers perdus en mer. Il voulut même le graver sur un roc élevé, et pensa se rompre le cou.

Hatteras, pendant ses promenades, avait soigneusement reconnu les terres jusqu’au delà du cap Washington ; la fonte des neiges modifiait sensiblement la contrée ; des ravins et des coteaux apparaissaient là où le vaste tapis blanc de l’hiver semblait recouvrir des plaines uniformes.

La maison et les magasins menaçaient de se dissoudre, et il fallait souvent les remettre en bon état ; heureusement, les températures de cinquante-sept degrés