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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

— Évidemment, dit Altamont, cette voracité est particulière aux habitants des pays froids ?

— Je le crois, répondit le docteur ; dans les régions arctiques, il faut manger beaucoup ; c’est une des conditions non-seulement de la force, mais de l’existence. Aussi, la Compagnie de la baie d’Hudson attribue-t-elle à chaque homme ou huit livres de viande, ou douze livres de poisson, ou deux livres de pemmican par jour.

— Voilà un régime réconfortant, dit le charpentier.

— Mais pas tant que vous le supposez, mon ami, et un Indien, gavé de la sorte, ne fournit pas une quantité de travail supérieure à celle d’un Anglais nourri de sa livre de bœuf et de sa pinte de bière.

— Alors, monsieur Clawbonny, tout est pour le mieux.

— Sans doute, mais cependant un repas d’Esquimaux peut à bon droit nous étonner. Aussi, à la terre Boothia, pendant son hivernage, sir John Ross était toujours surpris de la voracité de ses guides ; il raconte quelque part que deux hommes, deux, entendez-vous, dévorèrent pendant une matinée tout un quartier de bœuf musqué ; ils taillaient la viande en longues aiguillettes, qu’ils introduisaient dans leur gosier ; puis chacun, coupant au ras du nez ce que sa bouche ne pouvait contenir, le passait à son compagnon ; ou bien, ces gloutons, laissant pendre des rubans de chair jusqu’à terre, les avalaient peu à peu, à la façon du boa digérant un bœuf, et comme lui étendus tout de leur long sur le sol !

— Pouah ! fit Bell ; les dégoûtantes brutes !

— Chacun a sa manière de dîner, répondit philosophiquement l’Américain.

— Heureusement ! répliqua le docteur.

— Eh bien, reprit Altamont, puisque le besoin de se nourrir est si impérieux sous ces latitudes, je ne m’étonne plus que, dans les récits des voyageurs arctiques, il soit toujours question de repas.

— Vous avez raison, répondit le docteur, et c’est une remarque que j’ai faite également ; cela vient de ce que non-seulement il faut une nourriture abondante, mais aussi de ce qu’il est souvent fort difficile de se la procurer. Alors, on y pense sans cesse, et, par suite, on en parle toujours.

— Cependant, dit Altamont, si mes souvenirs sont exacts, en Norvège, dans les contrées les plus froides, les paysans n’ont pas besoin d’une alimentation aussi substantielle : un peu de laitage, des œufs, du pain d’écorce de bouleau, quelquefois du saumon, jamais de viande ; et cela n’en fait pas moins des gaillards solidement constitués.

— Affaire d’organisation, répondit le docteur, et que je ne me charge pas d’ex-