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instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer en présence du pôle sud.

Quelques coups d’aviron amenèrent le canot sur le sable, où il s’échoua. Au moment où Conseil allait sauter à terre, je le retins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous l’honneur de mettre pied le premier sur cette terre.

— Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si je n’hésite pas à fouler ce sol du pôle, c’est que, jusqu’ici, aucun être humain n’y a laissé la trace de ses pas. »

Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une vive émotion lui faisait battre le cœur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces régions australes. Après cinq minutes passées dans cette extase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il.

Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.

Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeâtre, comme s’il eût été de brique pilée. Des scories, des coulées de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son origine volcanique. En de certains endroits, quelques légères fumerolles, dégageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces contrées antarctiques, James Ross a trouvé les cratères de l’Érébus et du Terror en pleine activité sur le cent soixante-septième méridien et par 77°32’ de latitude.

La végétation de ce continent désolé me parut extrêmement restreinte. Quelques lichens de l’espèce Usnea melanoxantha s’étalaient sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomées rudimentaires, sortes de cellules disposées entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait à la côte, composaient toute la maigre flore de cette région.

Le rivage était parsemé de mollusques, de petites moules, de patelles, de buccardes lisses, en forme de cœurs, et particulièrement de clios au corps oblong et membraneux, dont la tête est formée de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades de ces clios boréales, longues de trois centimètres, dont la baleine avale un monde à chaque bouchée. Ces charmants ptéropodes, véritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisière du rivage.