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une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait évidemment accomplir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu’il ne songeât, après avoir doublé le cap Horn, à revenir vers les mers australes du Pacifique.

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privées d’îles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus de s’opposer aux volontés du capitaine Nemo. Le seul parti était de se soumettre ; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse, j’aimais à penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyage terminé, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre la liberté sous serment de ne jamais révéler son existence ? Serment d’honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu à réclamer cette liberté ? Lui-même n’avait-il pas déclaré, dès le début et d’une façon formelle, que le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpétuel à bord du Nautilus ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraître une acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n’aurait-il pas pour résultat de donner des soupçons qui pourraient nuire à nos projets, si quelque circonstance favorable se présentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais à Conseil qui n’était pas moins embarrassé que moi. En somme, bien que je ne fusse pas facile à décourager, je comprenais que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment où le capitaine Nemo courait en téméraire vers le sud de l’Atlantique !

Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnés plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothèque je trouvais souvent des livres qu’il laissait entr’ouverts, et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilleté par lui, était couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine se contentait d’épurer ainsi mon travail, et il était rare qu’il discutât avec moi. Quelquefois, j’entendais résonner les sons mélancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrète obscurité, lorsque le Nautilus s’endormait dans les déserts de l’Océan.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des journées entières à la surface des flots. La mer était comme abandonnée. À peine quelques navires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcations