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peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis même parvenu à y porter quelques provisions. Je me suis procuré une clef anglaise pour dévisser les écrous qui attachent le canot à la coque du Nautilus. Ainsi tout est prêt. À ce soir.

— La mer est mauvaise, dis-je.

— J’en conviens, répond le Canadien, mais il faut risquer cela. La liberté vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons débarqués sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avais imaginé que, le cas échéant, j’aurais eu le temps de réfléchir, de discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ? Ned Land avait cent fois raison. C’était presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilité de compromettre dans un intérêt tout personnel l’avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraîner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les réservoirs se remplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais éviter le capitaine pour cacher à ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste journée que je passai ainsi, entre le désir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes études sous-marines ! Quitter ainsi cet océan, « mon Atlantique, » comme je me plaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières couches, sans lui avoir dérobé ces secrets que m’avaient révélés les mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dès le premier volume, mon rêve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s’écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons, tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelque circonstance imprévue empêchât la réalisation des projets de Ned Land.

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les