Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/97

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant à me prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne crus pas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, lui parlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord qui s’occupaient à réparer les pavois défoncés à l’avant par le double coup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à New-York avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car le Great-Eastern marchait rapidement sur ces eaux calmes, et jamais, je crois, sa vitesse n’avait été si considérable. Je le compris à l’enjouement des deux fiancés, qui, penchés sur la balustrade, ne comptaient plus les tours de roues. Les longs pistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres, oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie de grosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaient alors onze tours par minute, et le steam-ship marchait à raison de treize milles à l’heure.

À midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ils connaissaient leur situation par l’estime, et la terre devait être signalée avant peu.

Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsican vint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je le compris en voyant sa physionomie soucieuse.

« Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me prie d’être son témoin, et vous demande de vouloir bien l’assister dans cette affaire. Il peut compter sur vous ?

— Oui, capitaine. Ainsi tout espoir d’éloigner ou d’empêcher cette rencontre s’évanouit ?

— Tout espoir.

— Mais, dites-moi, comment cette querelle a-t-elle pris naissance ?

— Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait, si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Le nom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avec l’homme qui le porte.

— Quels sont les témoins de Harry Drake ? demandai-je.

— L’un, me répondit Corsican, est ce farceur…

— Le docteur T… ?

— Précisément. L’autre est un Yankee que je ne connais pas.

— Quand doivent-ils venir vous trouver ?

— Je les attends ici. »

En effet, j’aperçus bientôt les deux témoins de Harry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur T… se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans doute parce qu’il représentait un coquin. Son compagnon, un autre commensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui ont toujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiez d’acheter.

Le docteur T… prit la parole, après avoir salué emphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit à peine.