Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fortune en Amérique. J’évitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là, je passai donc devant la porte du roufle sans y entrer, quand une violente explosion de cris et d’injures m’arrêta. J’écoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu ? Allait-il y chercher son ennemi ? La catastrophe, jusqu’alors évitée, était-elle près d’éclater ?

Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l’insulter grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle ne l’atteignit pas au visage, c’est que Corsican, apparaissant soudain, l’arrêta d’un geste rapide.

Mais Fabian, s’adressant à son adversaire, lui dit de sa voix froidement railleuse :

« Tenez-vous ce soufflet pour reçu ?

— Oui, répondit Drake, et voici ma carte ! »

Ainsi, l’inévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que d’émotion.

Cependant, Fabian avait relevé la carte que Drake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts comme un objet qu’on ne sait par où prendre. Corsican était pâle. Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le nom qu’elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine.

« Harry Drake ! s’écria-t-il. Vous ! vous ! vous !

— Moi-même, capitaine Mac Elwin », répondit tranquillement le rival de Fabian.

Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là le nom de Drake, celui-ci n’était que trop informé de la présence de Fabian sur le Great-Eastern !


XXVII


Le lendemain, dès l’aube, je courus à la recherche du capitaine Corsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé la nuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de l’émotion terrible que lui avait causée le nom du mari d’Ellen. Une secrète intuition lui avait-elle donné à penser que Drake n’était pas seul à bord ? La présence d’Ellen lui était-elle révélée par la présence de cet homme ? Devinait-il enfin que cette pauvre folle, c’était la jeune fille qu’il chérissait depuis de longues années ?