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bien. La nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt les sportsmen d’accourir, les spectateurs de quitter les salons et les cabines. Un Anglais, l’honorable Mac Karthy, fut nommé commissaire, et les coureurs se présentèrent sans retard. C’étaient une demi-douzaine de matelots, sortes de centaures, à la fois chevaux et jockeys, tout prêts à disputer le grand prix du Great-Eastern.

Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureurs devaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi un parcours de treize cents mètres environ. C’était suffisant. Bientôt les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahies par la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-uns avaient arboré « le voile vert », pour se protéger sans doute contre la poussière de l’Atlantique. Les équipages manquaient, j’en conviens, mais non la place pour les ranger en files. Les dames, en grande toilette, se pressaient principalement sur les roufles de l’arrière. Le coup d’œil était charmant.

Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi, nous nous étions postés sur la dunette de l’avant. C’était là ce qu’on pouvait appeler l’enceinte du pesage. Là s’étaient réunis les véritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau de départ et d’arrivée. Les paris ne tardèrent pas à s’engager avec un entrain britannique. Des sommes considérables furent risquées, rien que sur la mine des coureurs, dont les hauts faits, cependant, n’étaient pas encore inscrits au « stud-book ». Je ne vis pas sans inquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec son aplomb accoutumé, discutant, disputant, tranchant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien qu’il eût engagé quelques livres dans la course, me parut assez indifférent à tout ce tapage. Il se tenait à l’écart, le front toujours soucieux, la pensée toujours au loin.

Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plus particulièrement attiré l’attention publique. L’un, un Écossais de Dundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, la poitrine large, l’œil ardent, passait pour être un des favoris. L’autre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom d’O’Kelly, long comme un cheval de course, balançait aux yeux des connaisseurs les chances de Wilmore. On le demandait à un contre trois, et pour mon compte, partageant l’engouement général, j’allais risquer sur lui quelques dollars, quand le docteur me dit :

« Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce n’est pas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, mais il n’a pas de fond. Le petit, au contraire, l’Écossais, a de la race. Voyez, son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et son poitrail bien ouvert, sans raideur.