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Le vent fraîchit jusqu’au soir. Cependant le roulis diminua, parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts-fonds de Terre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel « entertainment » de sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. À l’heure dite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne s’agissait plus de tours de cartes. James Anderson raconta l’histoire de ce câble transatlantique qu’il avait posé lui-même. Il montra des épreuves photographiques représentant les divers engins inventés pour l’immersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent au rajustement des morceaux de câble. Enfin, il mérita très-justement les trois hourras qui accueillirent sa conférence, et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise, l’honorable Cyrus Field, présent à cette soirée.


XVIII


Le lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour, l’horizon offrait cette teinte particulière que les Anglais appellent « blink ». C’était une réverbération blanchâtre qui annonçait des glaces peu éloignées. En effet, le Great-Eastern naviguait alors dans ces parages où flottent les premiers ice-bergs, détachés de la banquise, qui sortent du détroit de Davis. Une surveillance spéciale fut organisée pour éviter les rudes attouchements de ces énormes blocs.

Il ventait alors une très-forte brise de l’ouest. Des lambeaux de nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface de la mer. À travers leurs trous, on distinguait l’azur du ciel. Un sourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et les gouttes d’eau pulvérisées s’en allaient en écume.

Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitferge n’étaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers l’avant du navire. Là, le rapprochement des parois formait un angle confortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fût volontiers retiré du monde. Je m’accotai dans ce coin, assis sur une claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le vent, prenant le navire debout et butant contre l’étrave, passait par-dessus ma tête sans l’effleurer. La place était bonne pour y rêver. De là, mes regards embrassaient toute l’immensité du navire. Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement torturées qui se relevaient vers l’arrière. Au premier plan, un gabier, accroché dans les haubans de misaine, se tenait d’une main et travaillait de l’autre avec une adresse remarquable. Au-dessous, sur le roufle, se promenait le matelot de quart, allant et venant, les jambes écartées, et jetant un regard clair à travers ses paupières éraillées par les embruns. En arrière, sur les