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— Lui ! Ici ! répéta Corsican, m’arrêtant de la main et me regardant en face.

— Oui, répétai-je, à bord.

— Fasse le ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne se rencontrent pas ! Heureusement, ils ne se connaissent ni l’un ni l’autre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion ! »

Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le compte de Harry Drake, c’est-à-dire ce que m’en avait appris le docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis tel qu’il était, cet aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au capitaine. Les yeux de Corsican s’animèrent soudain. Il eut un geste de colère que j’arrêtai.

« Oui, me dit-il, c’est bien là une physionomie de coquin. Mais où va-t-il ?

— En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce qu’il ne veut pas demander au travail.

— Pauvre Ellen ! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment ?

— Peut-être ce misérable l’a-t-il abandonnée ?

— Pourquoi ne serait-elle pas à bord ? » dit Corsican en me regardant.

Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la repoussai. Non. Ellen n’était pas, ne pouvait pas être à bord. Elle n’eût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge. Non ! Elle n’accompagnait pas Drake pendant cette traversée !

« Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout cas, puisque vous êtes l’ami de Fabian comme je le suis moi-même, je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons jamais de vue, et, le cas échéant, que l’un de nous soit toujours prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes. Ici, hélas ! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le meurtrier de son mari, si indigne qu’ait été ce mari. »

Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne pouvait pas être son propre justicier. C’était prévoir de bien loin les événements à venir ! Et cependant, ce peut-être, ce contingent des choses humaines, pourquoi n’en pas tenir compte ? Mais un pressentiment m’agitait. Serait-il possible que, dans cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian ? Un incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il