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de trois russes et de trois anglais

permettez-moi de vous dire, monsieur, j’ai pour vous une estime profonde, l’estime que mérite la place que vous occupez dans le monde savant. Je vous prie donc de croire à mes regrets de tout ce qui s’est passé entre nous. »

Ces paroles furent prononcées par le colonel Everest avec une grande dignité, et même avec une fierté singulière. On ne sentait aucun abaissement dans ces excuses volontaires, noblement exprimées.

Ni Mathieu Strux, ni ses collègues, ne savaient où voulait en venir le colonel Everest. Ils ne pouvaient deviner le mobile qui le faisait agir. Peut-être même, l’astronome russe, n’ayant pas, pour se prononcer ainsi, les mêmes raisons que son collègue, était-il moins disposé à oublier son ressentiment personnel. Cependant, il surmonta son antipathie, et il répondit en ces termes :

« Colonel, je pense comme vous que nos rivalités dont je ne veux point rechercher l’origine, ne doivent, en aucun cas, nuire à l’œuvre scientifique dont nous sommes chargés. J’éprouve également pour vous l’estime que méritent vos talents, et, autant qu’il dépendra de moi, je ferai en sorte qu’à l’avenir ma personnalité s’efface dans nos relations. Mais vous avez parlé d’un changement que les circonstances vont apporter à notre situation respective. Je ne comprends pas…

— Vous allez comprendre, monsieur Strux, répondit le colonel Everest d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine tristesse. Mais auparavant, donnez-moi votre main.

— La voici, » répondit Mathieu Strux, non sans avoir laissé voir une légère hésitation.

Les deux astronomes se donnèrent la main, et n’ajoutèrent pas une parole.

« Enfin ! s’écria sir John Murray, vous voilà donc amis !

— Non, sir John ! répondit le colonel Everest, abandonnant la main de l’astronome russe, nous sommes désormais ennemis ! ennemis séparés par un abîme ! ennemis qui ne doivent plus se rencontrer, même sur le terrain de la science ! »

Puis, se retournant vers ses collègues :

« Messieurs, ajouta-t-il, la guerre est déclarée entre l’Angleterre et la Russie. Voici les journaux anglais, russes et français qui rapportent cette déclaration ! »

En effet, à ce moment, la guerre de 1854 était commencée. Les Anglais, unis aux Français et aux Turcs, luttaient devant Sébastopol. La question d’Orient se traitait à coups de canon dans la mer Noire.

Les dernières paroles du colonel Everest produisirent l’effet d’un coup de foudre. L’impression fut violente chez ces Anglais et ces Russes