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de trois russes et de trois anglais

le départ de Lattakou, il n’y avait plus que les deux jeunes gens qui eussent conservé entre eux le bon accord si nécessaire à la réussite de l’entreprise. Sir John Murray et Nicolas Palander, eux-mêmes, si absorbés qu’ils fussent, celui-ci par ses calculs, celui-là par ses aventures de chasse, commençaient à se mêler à ces discussions intestines. Bref, un certain jour, la dispute fut assez vive pour que Mathieu Strux crût devoir dire au colonel Everest :

« Prenez-le de moins haut, Monsieur, avec des astronomes qui appartiennent à cet observatoire de Poulkowa, dont la puissante lunette a permis de reconnaître que le disque d’Uranus est parfaitement circulaire ! »

À quoi le colonel Everest répondit qu’on avait le droit de le prendre de plus haut encore, quand on avait l’honneur d’appartenir à l’observatoire de Cambridge, dont la puissante lunette avait permis de classer parmi les nébuleuses irrégulières la nébuleuse d’Andromède !

Puis, Mathieu Strux ayant poussé les personnalités jusqu’à dire que la lunette de Poulkowa, avec son objectif de quatorze pouces, rendait visibles les étoiles de treizième grandeur, le colonel Everest répliqua vertement que l’objectif de la lunette de Cambridge mesurait quatorze pouces tout comme la sienne, et que, dans la nuit du 31 janvier 1862, elle avait enfin découvert le mystérieux satellite qui cause les perturbations de Sirius !

Quand des savants en arrivent à se dire de telles personnalités, on comprend bien qu’aucun rapprochement n’est plus possible. Il était donc à craindre que l’avenir de la triangulation ne fût bientôt compromis par cette incurable rivalité.

Très heureusement, jusqu’ici du moins, les discussions n’avaient touché qu’à des systèmes ou à des faits étrangers aux opérations géodésiques. Quelquefois les mesures relevées au théodolite ou au moyen du cercle répétiteur étaient débattues, mais, loin de les troubler, ce débat ne faisait au contraire qu’en déterminer plus rigoureusement l’exactitude. Quant au choix des stations, il n’avait jusqu’ici donné lieu à aucun désaccord.

Le 30 mai, le temps, jusque-là clair et par conséquent favorable aux observations, changea presque subitement. En toute autre région, on eût prédit à coup sûr quelque orage, accompagné de pluies torrentielles. Le ciel se couvrit de nuages d’un mauvais aspect. Quelques éclairs sans tonnerre apparurent un instant dans la masse des vapeurs. Mais la condensation ne se fit pas entre les couches supérieures de l’air, et le sol, alors très sec, ne reçut pas une goutte d’eau. Seulement, le ciel demeura embrumé pendant quelques jours. Ce brouillard intempestif ne pouvait que