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aventures

donc plus que d’atteindre cette nouvelle station, afin de reprendre les opérations géodésiques.

Du 19 au 29 mai, la contrée fut rattachée à la méridienne par deux triangles nouveaux. Toutes les précautions avaient été prises dans le but d’obtenir une précision mathématique. L’opération marchait à souhait et jusqu’alors, les difficultés n’avaient pas été grandes. Le temps était resté favorable aux observations de jour, et le sol ne présentait aucun obstacle insurmontable. Peut-être même, par sa planité, ne se prêtait-il pas absolument aux mesures des angles. C’était comme un désert de verdure, coupé de ruisseaux qui coulaient entre des rangées de « karrée-hout, » sorte d’arbres, qui, par la disposition de leur feuillage, ressemblent au saule, et dont les Bochjesmen emploient les branches à la fabrication de leurs arcs. Ce terrain, semé de fragments de roches décomposées, mêlé d’argile, de sable et de parcelles ferrugineuses, offrait en certains endroits des symptômes d’une grande aridité. Là, toute trace d’humidité disparaissait, et la flore ne se composait plus que de certaines plantes mucilagineuses qui résistent à la plus extrême sécheresse. Mais, pendant des milles entiers, cette région ne présentait aucune extumescence qui pût être choisie pour station naturelle. Il fallait alors élever soit des poteaux indicateurs, soit des pylônes hauts de dix à douze mètres, qui pussent servir de mire. De là, une perte de temps plus ou moins considérable, qui retardait la marche de la triangulation. L’observation faite, il fallait alors démonter le pylône et le reporter à quelques milles de là afin d’y former le sommet d’un nouveau triangle. Mais, en somme, cette manœuvre se faisait sans difficulté. L’équipage de la Queen and Tzar, préposé à ce genre de travail, s’acquittait lestement de sa tâche. Ces gens, bien instruits, opéraient rapidement, et il n’y aurait eu qu’à les louer de leur adresse, si des questions d’amour-propre national n’eussent souvent semé la discorde entre eux.

En effet, cette impardonnable jalousie qui divisait leurs chefs, le colonel Everest et Mathieu Strux, excitait parfois ces marins les uns contre les autres. Michel Zorn et William Emery employaient toute leur sagesse, toute leur prudence, à combattre ces tendances fâcheuses ; mais ils n’y réussissaient pas toujours. De là, des discussions, qui, de la part de gens à demi-grossiers, pouvaient dégénérer en agressions déplorables. Le colonel et le savant russe intervenaient alors, mais de manière à envenimer les choses, chacun d’eux, prenant invariablement parti pour ses nationaux, et les soutenant quand même, de quelque côté que fussent les torts. Des subordonnés, la discussion montait ainsi jusqu’aux supérieurs et s’accroissait « proportionnellement aux masses » disait Michel Zorn. Deux mois après