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deux larges rues ou plutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles.

Là, s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant au moyen d’énormes clefs les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles. De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travaux d’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste rouffle désigné sous le nom de « smoking-room », la chambre à fumer, le véritable estaminet de cette ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait l’avant du pont, j’atteignis l’étrave qui tombait d’aplomb à la surface des eaux.

De ce point extrême, me retournant, j’aperçus dans une déchirure des brumes, l’arrière du Great-Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions.

Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les rouffles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une grue volante, et plus loin des scories enflammées qu’une forge lançait comme un bouquet d’artifice. J’apercevais à peine le sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les « charbonniers » mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine à roues, je remarquai un « petit hôtel » qui s’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palais surmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin j’atteignis l’arrière du steam-ship, à l’endroit où s’élevait l’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abord la destination, mais il me parut