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une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le Great-Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.

En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steam-ship, la permission de m’installer immédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment.

Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une place d’embarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey.

Cette Mersey, comme la Tamise, n’est qu’une insignifiante rivière, indigne du nom de fleuve, bien qu’elle se jette à la mer. C’est une vaste dépression du sol, remplie d’eau, un véritable trou que sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort tonnage. Tel le Great-Eastern, auquel la plupart des autres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque à leur embouchure, deux immenses villes de commerce, Londres et Liverpool ; de même, et à peu près pour des considérations identiques, Glasgow, sur la rivière Clyde.

À la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à vapeur, affecté au service du Great-Eastern. Je m’installai sur le pont, déjà encombré d’ouvriers et de manœuvres qui se rendaient à bord du steam-ship. Quand sept heures du matin sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres, et suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.

À peine avait-il débordé que j’aperçus sur la cale un jeune homme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui distingue l’officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes amis, capitaine à l’armée des Indes, que je n’avais pas vu depuis plusieurs années. Mais je devais