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n’avait été signalé dans les eaux anglaises. Et puis, quand il s’était agi de former l’équipage, comment garder un long silence ? On ne pouvait embarquer des hommes sans leur apprendre leur destination. Après tout, on allait risquer sa peau, et quand on va risquer sa peau, on aime assez à savoir comment et pourquoi.

Cependant, cette perspective n’arrêta personne. La paye était belle, et chacun avait une part dans l’opération. Aussi les marins se présentèrent-ils en grand nombre, et des meilleurs. James Playfair n’eut que l’embarras du choix. Mais il choisit bien, et au bout de vingt-quatre heures, ses rôles d’équipage portaient trente noms de matelots qui eussent fait honneur au yacht de Sa Très Gracieuse Majesté.

Le départ fut fixé au 3 janvier. Le 31 décembre, le Delphin était prêt. Sa cale regorgeait de munitions et de vivres, ses soutes de charbon. Rien ne le retenait plus.

Le 2 janvier, le skipper se trouvait à bord, promenant sur son navire le dernier coup d’œil du capitaine, quand un homme se présenta à la coupée du Delphin et demanda à parler à James Playfair. Un des matelots le conduisit sur la dunette.

C’était un solide gaillard à larges épaules, à figure rougeaude, et dont l’air niais cachait mal un certain fonds de finesse et de gaieté. Il ne semblait pas être au courant des usages maritimes, et regardait autour de lui, comme un homme peu habitué à fréquenter le pont d’un navire. Cependant, il se donnait des façons de loup de mer, regardant le gréement du Delphin, et se dandinant à la manière des matelots. Lorsqu’il fut arrivé en présence du capitaine, il le regarda fixement et lui dit :

« Le capitaine James Playfair ?

— C’est moi, répondit le skipper. Qu’est-ce que tu me veux ?

— M’embarquer à votre bord.

— Il n’y a plus de place. L’équipage est au complet.

— Oh ! un homme de plus ne vous embarrassera pas. Au contraire.

— Tu crois ? dit James Playfair, en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux.

— J’en suis sûr, répondit le matelot.

— Mais qui es-tu ? demanda le capitaine.

— Un rude marin, j’en réponds, un gaillard solide et un luron déterminé. Deux bras vigoureux comme ceux que j’ai l’honneur de vous proposer ne sont point à dédaigner à bord d’un navire.

— Mais il y a d’autres bâtiments que le Delphin et d’autres capitaines que James Playfair. Pourquoi viens-tu ici ?

— Parce que c’est à bord du Delphin que je veux servir, et sous les ordres du capitaine James Playfair.