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reconnaître que ce steamer allait jouer un rôle dans cette guerre terrible qui décimait alors les États−Unis d’Amérique. Mais ils n’en savaient pas davantage, et si le Delphin était un corsaire, un transport, un navire confédéré ou un bâtiment de la marine fédérale, c’est ce que personne n’aurait pu dire.

« Hurrah ! s’écriait l’un, affirmant que le Delphin était construit pour le compte des États du Sud.

— Hip ! hip ! hip ! » criait l’autre, jurant que jamais plus rapide bâtiment n’aurait croisé sur les côtes américaines.

Donc, c’était l’inconnu, et pour savoir exactement à quoi s’en tenir, il aurait fallu être l’associé ou tout au moins l’intime ami de Vincent Playfair et Co, de Glasgow.

Riche, puissante et intelligente maison de commerce que celle dont la raison sociale était Vincent Playfair et Co. Vieille et honorée famille descendant de ces lords Tobacco qui bâtirent les plus beaux quartiers de la ville. Ces habiles négociants, à la suite de l’acte de l’Union, avaient fondé les premiers comptoirs de Glasgow en trafiquant des tabacs de la Virginie et du Maryland. D’immenses fortunes se firent ; un nouveau centre de commerce était créé. Bientôt Glasgow se fit industrielle et manufacturière ; les filatures et les fonderies s’élevèrent de toutes parts, et, en quelques années, la prospérité de la ville fut portée au plus haut point.

La maison Playfair demeura fidèle à l’esprit entreprenant de ses ancêtres. Elle se lança dans les opérations les plus hardies et soutint l’honneur du commerce anglais. Son chef actuel, Vincent Playfair, homme de cinquante ans, d’un tempérament essentiellement pratique et positif, bien qu’audacieux, était un armateur pur sang. Rien ne le touchait en dehors des questions commerciales, pas même le côté politique des transactions. D’ailleurs parfaitement honnête et loyal.

Cependant, cette idée d’avoir construit et armé le Delphin, il ne pouvait la revendiquer. Elle appartenait en propre à James Playfair, son neveu, un beau garçon de trente ans, et le plus hardi skipper[1] de la marine marchande du Royaume−Uni.

C’était un jour, à Tontine−coffee−room, sous les arcades de la salle de ville, que James Playfair, après avoir lu avec rage les journaux américains, fit part à son oncle d’un projet très aventureux.

« Oncle Vincent, lui dit−il à brûle-pourpoint, il y a deux millions à gagner en moins d’un mois !

— Et que risque-t-on ? demanda l’oncle Vincent.

— Un navire et une cargaison.

— Pas autre chose ?

  1. Dénomination donnée à un capitaine de la marine marchande en Angleterre.