Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/121

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara, irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux, l’embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, l’enivrement et les senteurs de la cataracte vous maintiennent dans une perpétuelle extase. Puis nous revenions à Goat-Island pour saisir la grande chute sous tous les points de vue, sans nous jamais fatiguer de la voir. Le docteur aurait voulu me conduire à la « Grotte des Vents » creusée derrière la chute centrale, à laquelle on arrive par un escalier établi à la pointe de l’île ; mais l’accès en était alors interdit à cause des fréquents éboulements qui se produisaient depuis quelque temps dans ces roches friables.

À cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après un dîner rapide, servi à l’américaine, nous revînmes à Goat-Island. Le docteur voulut en faire le tour et revoir les « Trois-Sœurs », charmants îlots épars à la tête de l’île. Puis, le soir venu, il me ramena au roc branlant de Terrapin-Tower.

Le soleil s’était couché derrière les collines assombries. Les dernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine, brillait d’un pur éclat. L’ombre de la tour s’allongeait sur l’abîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brume légère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres, contrastait avec les masses plus éclairées de Goat-Island et du village de Niagara-Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par la pénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait la formidable cataracte. Quelle impression ! Quel artiste, par la plume ou le pinceau, pourra jamais la rendre ! Pendant quelques instants, une lumière mouvante parut à l’horizon. C’était le fanal d’un train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu à deux milles de nous. Jusqu’à minuit, nous restâmes ainsi, muets, immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur ce torrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de la lune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide, j’entrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotait dans l’ombre. C’était un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiation de l’astre des nuits, dont la douce lueur se décomposait en traversant les embruns de la cataracte.


XXXVIII


Le lendemain, 13 avril, le programme du docteur indiquait une visite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait de suivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendant l’espace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nous étions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeant la rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivière qui ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.