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À LA DÉRIVE

vaient sur des racines disposées en forme de pilotis comme des mangliers, et autres arbres de magnifique venue, se penchaient sur la rivière. Leurs hautes cimes, se rejoignant à cent pieds au-dessus, formaient alors un berceau que les rayons solaires ne pouvaient percer. Souvent, aussi, ils jetaient un pont de lianes d’une rive à l’autre, et, dans la journée du 27, le petit Jack, non sans grande admiration, vit une bande de singes traverser une de ces passerelles végétales, en se tenant par la queue pour le cas où elle se fût rompue sous leur poids.

Ces singes, de cette espèce de petits chimpanzés qui a reçu le nom de « sokos », dans l’Afrique centrale, sont d’assez vilains échantillons de la gent simiesque, front bas, face d’un jaune clair, oreilles haut placées. Ils vivent par bandes d’une dizaine, aboient comme feraient des chiens courants, et sont redoutés des indigènes, dont ils enlèvent quelquefois les enfants pour les égratigner ou les mordre. En passant le pont de lianes, ils ne se doutaient guère que sous cet amas d’herbes que le courant entraînait, il y avait précisément un petit garçon dont ils eussent fait leur amusement. L’appareil, imaginé par Dick Sand, était donc bien disposé, puisque ces bêtes perspicaces s’y trompaient.

Vingt milles plus loin, dans cette même journée, l’embarcation fut soudain arrêtée dans sa marche.

« Qu’y a-t-il ? demanda Hercule, toujours posté à sa godille.

— Un barrage, répondit Dick Sand, mais un barrage naturel.

— Il faut le briser, monsieur Dick !

— Oui, Hercule, et à coups de hache. Quelques îlots ont dérivé sur lui, et il a résisté !

À l’ouvrage, mon capitaine ! À l’ouvrage ! » répondit Hercule, qui vint se placer sur le devant de la pirogue.

Ce barrage était formé par l’entrelacement de cette herbe tenace à feuilles lustrées, qui se feutre d’elle-même en se pressant et devient très résistante. On l’appelle « tikatika », et elle permet de traverser des cours d’eau à pied sec, si l’on ne craint pas d’enfoncer d’une douzaine de pouces dans son tablier herbeux. De magnifiques ramifications de lotus recouvraient la surface de ce barrage.

Il faisait déjà sombre. Hercule put, sans trop d’imprudence, quitter l’embarcation, et il mania si adroitement sa hache, que, deux heures après, le barrage avait cédé, le courant repliait sur les rives ses deux moitiés rompues, et la pirogue reprenait le fil de l’eau.

Faut-il l’avouer ! Ce grand enfant de cousin Bénédict avait un instant espéré