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UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

femmes, étaient honteux. On ne leur épargnait, d’ailleurs, ni les injures, ni les coups. Coïmbra, à demi ivre, et les agents d’Alvez les traitaient avec la dernière brutalité, et chez les nouveaux maîtres qui venaient de les payer en ivoire, en étoffes ou en perles, ils ne trouvaient pas un meilleur accueil. Violemment séparés les uns des autres, une mère de son enfant, un mari de sa femme, un frère de sa sœur, on ne leur permettait ni une dernière caresse, ni un dernier baiser, et, sur ce lakoni, ils se voyaient pour la dernière fois.

En effet, les besoins de la traite exigent que les esclaves, suivant leur sexe, reçoivent une destination différente. Les traitants qui achètent les hommes ne sont pas ceux qui achètent les femmes. Celles-ci, en vertu de la polygamie qui fait loi chez les Musulmans, sont principalement dirigées vers les pays arabes, où on les échange pour de l’ivoire. Quant aux hommes, destinés aux plus durs travaux, ils vont aux factoreries des deux côtes, et sont exportés, soit aux colonies espagnoles, soit aux marchés de Mascate et de Madagascar. Ce triage amène donc des scènes déchirantes entre ceux que les agents séparent et qui mourront sans s’être jamais revus.

Tom et ses compagnons devaient à leur tour subir le sort commun. Mais, à vrai dire, ils ne redoutaient pas cette éventualité. Mieux valait pour eux, en effet, être exportés dans une colonie à esclaves. Là, du moins, ils auraient quelque chance de pouvoir se réclamer. Retenus, au contraire, dans une province centrale de l’Afrique, il leur eût fallu renoncer à toute espérance de redevenir jamais libres !

Il en fut comme ils l’avaient souhaité. Ils eurent même cette consolation presque inespérée de ne point être séparés. Leur lot fut vivement disputé par plusieurs traitants d’Oujiji. Antonio-José Alvez battait des mains. Les prix montaient. On s’empressait pour voir ces esclaves d’une valeur inconnue sur le marché de Kazonndé, et dont Alvez avait eu bien soin de cacher la provenance. Or, Tom et les siens, ne parlant pas la langue du pays, ne pouvaient protester.

Leur maître fut un riche traitant arabe, qui allait, dans quelques jours, les exporter sur le lac Tanganyika où se fait le grand passage des esclaves ; puis, de ce point, vers les factoreries de Zanzibar.

Y arriveraient-ils jamais, à travers les plus malsaines et les plus dangereuses contrées de l’Afrique centrale ? Quinze cents milles à franchir dans ces conditions, au milieu des fréquentes guerres soulevées de chef à chef, sous un climat meurtrier ! Le vieux Tom aurait-il la force de supporter de telles misères ? Ne succomberait-il pas en route, comme la vieille Nan ?