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UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

C’est atroce ! Il y a dans le convoi de ces malheureuses dont le corps n’est plus qu’une plaie ! Les cordes qui les attachent entrent dans leur chair !…

Depuis hier, une mère porte dans ses bras son petit enfant mort de faim !… elle ne veut pas s’en séparer !…

Notre route se jonche de cadavres. La petite vérole sévit avec une nouvelle violence.

Nous venons de passer près d’un arbre… À cet arbre, des esclaves étaient attachés par le cou. On les y avait laissés mourir de faim.

Du 16 au 24 mai. — Je suis presque à bout de forces, mais je n’ai pas le droit de faiblir. Les pluies ont complètement cessé. Nous avons des journées de « marche dure ». C’est ce que les traitants appellent la « tirikesa » ou marche de l’après-midi. Il faut aller plus vite, et le sol s’élève en pentes assez rudes.

On passe à travers de hautes herbes très résistantes. C’est le « nyassi », dont la tige m’écorche la figure, dont les graines piquantes se glissent jusqu’à ma peau, sous mes vêtements délabrés. Mes fortes chaussures ont heureusement tenu bon !

Les agents commencent à abandonner les esclaves trop malades pour suivre. D’ailleurs, les vivres menacent de manquer ; soldats et pagazis se révolteraient si leur ration était diminuée. On n’ose pas leur rien retrancher, et alors tant pis pour les captifs !

« Qu’ils se mangent entre eux ! » a dit le chef.

Il suit de là que des esclaves, jeunes, encore vigoureux, meurent sans apparence de maladie. Je me souviens de ce que le docteur Livingstone a dit à ce sujet : « Ces infortunés se plaignent du cœur ; ils posent leurs mains dessus et ils tombent. C’est positivement le cœur qui se brise ! Cela est particulier aux hommes libres, réduits en esclavage, sans que rien les y ait préparés ! »

Aujourd’hui, vingt captifs qui ne pouvaient plus se traîner ont été massacrés à coups de hache par les havildars ! Le chef arabe ne s’est point opposé à ce massacre.

La scène a été épouvantable !

La pauvre vieille Nan est tombée sous le couteau dans cette horrible boucherie… Je heurte son cadavre en passant ! Je ne puis même lui donner une sépulture chrétienne !…

C’est la première des survivants du Pilgrim que Dieu a rappelée à lui ! Pauvre être bon ! Pauvre Nan !

Toutes les nuits, je guette Dingo. Il ne revient plus ! Lui serait-il arrivé malheur,