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UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

« Tais-toi, Tom, tais-toi ! » dit-il.

En effet, il y avait là, sur le sol, des mains coupées, et, auprès de ces débris humains, quelques fourches brisées, une chaîne rompue !

Mrs Weldon, heureusement, n’avait rien vu de cet horrible spectacle.

Quant à Harris, il se tenait à l’écart, et qui l’eût observé en ce moment aurait été frappé du changement qui s’était fait en lui. Sa face avait quelque chose de féroce.

Dingo, lui, avait rejoint Dick Sand, et, devant ces restes sanglants, il aboyait avec rage.

Le novice eut beaucoup de peine à le chasser.

Cependant, le vieux Tom, à la vue de ces fourches, de cette chaîne brisée, était resté immobile, comme si ses pieds se fussent enracinés dans le sol. Les yeux démesurément ouverts, les mains crispées, il regardait, murmurant ces incohérentes paroles :

« J’ai vu… déjà vu… ces fourches… tout petit… j’ai vu !… »

Et, sans doute, les souvenirs de sa première enfance lui revenaient vaguement. Il cherchait à se rappeler !… Il allait parler !…

« Tais-toi, Tom ! répéta Dick Sand. Pour mistress Weldon, pour nous tous, tais-toi ! »

Et le novice emmena le vieux noir.

Un autre lieu de halte fut choisi, à quelque distance, et tout fut disposé pour la nuit.

Le repas fut préparé, mais on y toucha à peine. La fatigue l’emportait sur la faim. Tous étaient sous une indéfinissable impression d’inquiétude qui touchait à la terreur.

L’obscurité se fit peu à peu. Bientôt elle fut profonde. Le ciel était couvert de gros nuages orageux. Entre les arbres, dans l’horizon de l’ouest, on voyait s’enflammer quelques éclairs de chaleur. Le vent tombé, pas une feuille ne remuait aux arbres. Un silence absolu succédait aux bruits du jour, et on eût pu croire que la lourde atmosphère, saturée d’électricité, devenait impropre à la transmission des sons.

Dick Sand, Austin, Bat veillaient ensemble. Ils cherchaient à voir, à entendre, dans cette profonde nuit, si une lueur quelconque ou quelque bruit suspect auraient frappé leurs yeux ou leurs oreilles. Rien ne troublait ni le calme ni l’obscurité de la forêt.

Tom, non pas assoupi, mais absorbé dans ses souvenirs, la tête courbée, demeurait immobile, comme s’il eût été frappé de quelque coup subit.