Page:Verne - Un billet de loterie - suivi de Frritt-Flacc, 1886.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
un billet de loterie.

doute, de ces pairs d’Angleterre, créés à la suite de l’invasion du Rollon de Normandie. Et s’ils n’en possédaient plus la situation ni la richesse, du moins en avaient-ils conservé la fierté originelle, ou, plutôt, la dignité, qui est à sa place dans toutes les conditions sociales.

Peu importait, d’ailleurs ! Quoiqu’il eût des ancêtres de haute naissance, Harald Hansen n’en était pas moins aubergiste à Dal. La maison lui venait de son père et de son grand-père, dont il rappelait volontiers la situation dans le pays. Après lui, sa femme avait continué d’y exercer cette profession de manière à mériter l’estime publique.

Harald avait-il fait fortune à ce métier ? On ne sait. Mais il avait pu élever son fils Joël et sa fille Hulda, sans que le début de la vie eût été trop dur à ses deux enfants. Et même, un fils d’une sœur de sa femme, Ole Kamp, que la mort de son père et de sa mère devait bientôt laisser à sa charge, avait été élevé par lui comme ses propres rejetons. Sans son oncle Harald, cet orphelin eût sans doute été un de ces pauvres petits êtres qui ne viennent au monde que pour le quitter aussitôt. Du reste, Ole Kamp montra pour ses parents adoptifs une reconnaissance toute filiale. Rien ne devait jamais rompre ce lien qui l’unissait à la famille Hansen. Son mariage avec Hulda allait le resserrer encore et le nouer pour la vie.

Harald était mort, il y avait dix-huit mois environ. Sans compter l’auberge de Dal, il laissait à sa veuve un petit « sœter », situé dans la montagne. Le sœter n’est qu’une sorte de ferme isolée, d’un rapport généralement médiocre, quand il n’est pas nul. Or, les dernières saisons n’avaient point été bonnes. Toute culture avait souffert, même les pâturages. Il y avait eu de ces « nuits de fer », comme les appelle le paysan norvégien, nuits de bise et de glace, qui dessèchent tout germe jusqu’au plus profond de l’humus. De là, ruine pour les paysans du Telemark et du Hardanger.

Cependant, si dame Hansen devait savoir à quoi s’en tenir sur sa situation, elle n’en avait jamais rien dit à personne, pas même à ses enfants. D’un caractère froid et taciturne, elle était peu communicative – ce dont Hulda et Joël souffraient visiblement. Mais, avec ce respect pour le chef de famille, inné dans les pays du Nord, ils s’étaient tenus sur une réserve qui ne laissait pas