Page:Verne - Robur le conquérant, Hetzel, 1904.djvu/44

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tant plus de raison que les cinq ou six ombres s’étaient glissées à sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatée qu’elle s’agrandissait jusqu’à la circonférence de l’iris. Et, en même temps, tout son corps s’amoindrissait, se retirait, comme s’il eût été doué de cette contractilité spéciale aux mollusques et à certains animaux articulés.

C’est que le valet Frycollin était un parfait poltron.

Un vrai nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte ; on l’avait gardé, de crainte d’un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d’un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s’attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah ! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l’avenir !

Aussi pourquoi Frycollin n’était-il pas resté à Boston, au service d’une certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncé à cause des éboulements ? N’était-ce pas la maison qui convenait à Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, où la témérité était en permanence ?

Enfin, il y était, et son maître avait même fini par s’habituer à ses défauts. Il avait une qualité, d’ailleurs. Bien qu’il fût nègre d’origine, il ne parlait pas nègre, ― ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l’emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu’à l’abus.

Donc, il est bien établi que le valet Frycollin était poltron, et, ainsi qu’on le dit, « poltron comme la lune » .

Or, à ce propos, il n’est que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde Phébé, la douce Sélène, la chaste sœur du radieux