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p’tit-bonhomme.

tandis qu’elle l’emportait vers sa voiture. En vain sa femme de chambre avait-elle voulu la décharger de ce précieux fardeau… Jamais… jamais !

« Non, Élisa, laisse-le ! répétait-elle d’une voix vibrante. Il est à moi… Le ciel m’a permis de le retirer des ruines de cette maison en flammes… Merci, merci, mon Dieu !… Ah ! le chéri !… le chéri ! »

Le chéri était à demi suffoqué, la respiration incomplète, la bouche haletante, les yeux fermés. Il lui aurait fallu de l’air, le grand air, et, après avoir été presque étouffé par les fumées de l’incendie, il risquait de l’être par les tourbillons de tendresse dont l’enveloppait sa libératrice.

« À la gare, dit-elle au cocher, lorsqu’elle eut rejoint sa voiture, à la gare !… Une guinée… si nous ne manquons pas le train de neuf heures quarante-sept ! »

Le cocher ne pouvait être insensible à cette promesse — en Irlande, le pourboire n’étant rien de moins qu’une institution sociale. Aussi mit-il au trot le cheval de son « growler », appellation qui s’applique à ces antiques et inconfortables véhicules.

Mais enfin quelle était cette providentielle voyageuse ? Par une extraordinaire bonne chance, P’tit-Bonhomme était-il tombé entre des mains qui ne l’abandonneraient plus ?

Miss Anna Waston, premier grand rôle de drame du théâtre de Drury-Lane, une sorte de Sarah Bernhardt en tournée, qui donnait actuellement des représentations au théâtre de Limerick, comté de Limerick, province de Munster. Elle venait d’achever un voyage d’agrément de quelques jours à travers le comté de Galway, accompagnée de sa femme de chambre — autant dire une amie aussi grognonne que dévouée, la sèche Élisa Corbett.

Excellente fille, cette comédienne, très goûtée du public des mélodrames, toujours en scène même après le baisser du rideau, toujours prête à s’emballer dans les questions de sentiment, ayant le cœur sur la main, la main ouverte comme le cœur, néanmoins très sérieuse en ce qui concernait son art, intraitable dans les cas où une