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p’tit-bonhomme.

âpre brise qui s’engouffrait dans l’estuaire de la rivière Lagan, le froid était extrêmement vif.

En passant devant une des plus importantes fabriques de la ville, P’tit-Bonhomme fut arrêté par un rassemblement. Une foule compacte barrait la rue. Il dut se faufiler à travers cette masse tumultueuse. C’était jour de paie. Il y avait là quantité d’ouvriers et d’ouvrières. Une diminution de salaires, annoncée pour la semaine suivante, venait de porter leur irritation au comble.

Il est indispensable de savoir que cette industrie du lin, culture et filature, fut autrefois importée en Irlande, et principalement à Belfast, par les protestants émigrés, après la révocation de l’Édit de Nantes. Ces familles ont conservé des intérêts considérables dans plusieurs de ces établissements. Cette fabrique, précisément, appartenait à une Compagnie anglicane. Or, comme le plus grand nombre de ses ouvriers étaient catholiques, on s’expliquera que ceux-ci fissent valoir leurs réclamations avec une redoutable violence.

Bientôt les cris succédèrent aux menaces, les portes et les fenêtres de l’usine furent assaillies à coups de pierres. En ce moment, plusieurs escouades de policemen envahirent la rue, afin de dissiper le rassemblement et d’arrêter les meneurs.

P’tit-Bonhomme, craignant de manquer le train, chercha à se dégager ; il ne put y parvenir. Exposé à être renversé, piétiné, écrasé sous la charge des agents, il dut se blottir dans l’embrasure d’une porte, au moment où cinq à six ouvriers, frappés brutalement, tombaient le long des murailles.

Près de lui gisait une jeune fille — une de ces pauvres filles de fabriques, pâle, frêle, étiolée, maladive, qui, bien qu’elle fût âgée de dix-huit ans, paraissait à peine en avoir douze. Elle venait d’être renversée et s’écriait :

« À moi… à moi ! »

Cette voix ?… Il sembla la reconnaître, P’tit-Bonhomme !… Elle lui arrivait comme d’un souvenir lointain… Il ne pouvait dire… Son cœur palpitait…