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signe à la gare. Et, d’ailleurs, est-il nécessaire de s’approvisionner de vivres… quand on est destiné à être mangé personnellement… un jour ou l’autre !

— Être mangé, Gîn-Ghi ?… Bien !… Oh !… Très bien ! Vous comptez donc toujours être mangé ?

— Cela arrivera tôt ou tard, et il s’en est fallu de peu, il y a six mois, que nous n’ayons terminé nos voyages dans le ventre d’un cannibale… moi surtout !

— Vous, Gîn-Ghi ?…

— Oui, par l’excellente raison que je suis gras, tandis que vous, mon maître Jos, vous êtes maigre, et que ces gens-là me donneront sans hésiter la préférence !

— La préférence ?… Bien !… Oh !… Très bien !

— Et puis les indigènes australiens n’ont-ils pas un goût particulier pour la chair jaune des Chinois, laquelle est d’autant plus délicate qu’ils se nourrissent de riz et de légumes ?

— Aussi n’ai-je cessé de vous recommander de fumer, Gîn-Ghi, répondit le flegmatique Jos Meritt. Vous le savez, les anthropophages n’aiment pas la chair des fumeurs. »

Et c’est ce que faisait sans désemparer le prudent Céleste, fumant non de l’opium, mais le tabac que Jos Meritt lui fournissait à discrétion. Les Australiens, paraît-il, de même que leurs confrères en cannibalisme des autres pays, éprouvent une invincible répugnance pour la chair humaine, lorsqu’elle est imprégnée de nicotine. C’est pourquoi Gîn-Ghi travaillait en conscience à se rendre de plus en plus immangeable.

Mais était-il bien exact que son maître et lui se fussent déjà exposés à figurer dans un repas d’anthropophages, et non en qualité de convives ? Oui, sur certaines parties de la côte d’Afrique, Jos Meritt et son serviteur avaient failli achever de cette façon leur existence aventureuse. Dix mois auparavant, dans le Queensland, à l’ouest de Rockhampton et de Gracemère, à quelques centaines de milles de Brisbane, leurs pérégrinations les avaient conduits au mi-