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pétrie, il devait emporter beaucoup de guinées, de bons yeux, de bons oreilles, une bonne estomac, et laisser son coeur dans sa famille !

JOLLIVET. – Et c’est ainsi que vous voyagez, monsieur Blount ?

BLOUNT. – Yes !… si vous permettez…

JOLLIVET. – Sans la moindre sympathie pour un confrère d’outre-Manche ?

BLOUNT. – Si vous permettez, mister Jollivet !… et si vous permettez pas… ce était tout à fait la même chose !

JOLLIVET. – Vous êtes admirable de franchise et de bonhomie !

(Musique au dehors.)

LE GÉNÉRAL. – Si je ne me trompe, messieurs, ces Tsiganes qui ont demandé à se faire entendre au bal du gouverneur vont commencer leur concert. Je vous engage à écouter cela ! C’est fort curieux !

JOLLIVET. – Certainement, certainement, général… (Le général se dirige vers le salon et les invités se rapprochent de la porte. Blount et Jollivet restent en scène.)

JOLLIVET, s’asseyant. — Ma foi, il fait trop chaud par là, je reste ici. (Blount s’assied de l’autre côté, tire son carnet et se met à écrire.) Permettez-moi, monsieur Blount, de risquer une phrase toute française ! « Cette petite fête est vraiment charmante. »

BLOUNT, froidement. – J’avais déjà télégraphié « splendide » aux lecteurs du Morning-Post.

JOLLIVET. – Très bien. Mais au milieu de cette splendeur, il y a un point noir. On parle tout bas d’un soulèvement tartare qui menace les provinces sibériennes… Aussi ai-je cru devoir écrire à ma cousine…

BLOUNT, froidement. – Cousine… Ah !… c’est avec son cousine… que M. Jollivet correspondait ?

JOLLIVET. – Oui, monsieur Blount, oui !… Vous correspondez avec votre journal, moi, avec ma cousine Madeleine ! C’est plus galant ! Or, elle aime à être informée vite et bien, ma cousine ! J’ai cru devoir lui marquer que, pendant cette fête, une sorte de nuage avait obscurci le front du gouverneur…

BLOUNT. – Il avait une front rayonnante, au contraire !

JOLLIVET, riant. – Et vous l’avez fait rayonner dans les colonnes du Morning-Post ?…

BLOUNT. – Ce que je télégraphie intéresse mon journal et moi seulement, mister Jollivet !

JOLLIVET. – Votre journal et vous seulement, monsieur Blount ? Eh bien, mais c’est avouer alors que cela n’intéresse guère vos lecteurs.

BLOUNT, furieux. – Mister Jollivet !

JOLLIVET, souriant. – Monsieur Blount !

BLOUNT. – Vous moquez toujours de moi, et je permettais pas, entendez-vous… Je permettais pas !…

JOLLIVET. – Mais non… mais non !…


Scène III


Les mêmes, le général, le gouverneur, officiers, invités.


LE GOUVERNEUR. – Bravo ! bravo ! Ces Tsiganes sont vraiment pleins d’originalité et méritent leur réputation ! (Aux reporters.) Ah ! messieurs, vous étiez à votre poste pour les entendre !

JOLLIVET. – Ils sont charmants, monsieur le gouverneur !… C’est ce que me disait à l’instant mon excellent confrère et ami, M. Blount.

BLOUNT. – Confrère, oui… Ami, non.

LE GOUVERNEUR, riant. – Il y a là quelques jolies filles qui feront fortune !… (Il passe vers la gauche après avoir pris le bras du général Kissoff.)

JOLLIVET. – Dites donc, monsieur Blount, il a l’air bien joyeux, le gouverneur ! Il faut qu’il soit terriblement inquiet !… Qu’en pensez-vous, monsieur Blount ?…

BLOUNT, sèchement. – Ce que je pensai ne regardait pas vous ! (Ils se séparent et se mêlent aux divers groupes.)

LE GOUVERNEUR, au général. – Parle-t-on du soulèvement tartare, général ?

LE GÉNÉRAL. – Oui, et peut-être plus qu’il ne conviendrait ! Je ne serais pas étonné qu’au sortir du bal, ces deux reporters n’allassent pas exercer leur métier de chroniqueurs de l’autre côté de la frontière.

LE GOUVERNEUR. – Ils connaissent, sans aucun doute, cette grave nouvelle d’un soulèvement qui jette une moitié de l’Asie sur l’autre ! — Le fil fonctionne toujours entre Moscou et Irkoutsk ?

LE GÉNÉRAL. – Oui ! Votre Excellence peut le réquisitionner pour le compte du gouvernement et l’interdire au public.

LE GOUVERNEUR. – C’est inutile. L’important était que le Grand-Duc, en ce moment à Irkoutsk, fût averti. Il sait que Féofar-Khan, l’émir de Bouckara, a soulevé les populations tartares, qu’à sa voix elles ont envahi la Sibérie ; mais il sait aussi, par notre dernier télégramme, que nos troupes des provinces du nord sont maintenant parties pour le secourir. Il sait le jour exact où cette armée arrivera en vue d’Irkoutsk, et où il devra faire une sortie générale pour écraser les Tartares !…

LE GÉNÉRAL. – Nos troupes auront facilement raison de ces hordes sauvages !

LE GOUVERNEUR. – Ce qui m’étonne, c’est que ce Féofar ait pu concevoir le plan de ce soulèvement et le mettre à exécution. Lorsqu’il a tenté une première fois d’envahir nos provinces sibériennes, il avait, pour le seconder, ce général Ivan Ogareff, qui, maintenant, expie sa trahison dans la citadelle de Polstock ; mais, cette fois, le khan de Tartarie, livré à ses propres inspirations, n’a plus Ogareff auprès de lui… et je ne puis m’expliquer…


Scène IV


Les mêmes, Ivan, Sangarre, tsiganes.


Ivan est sorti du salon et s’est approché du gouverneur. Sangarre et ses Tsiganes sont restées au fond. – Les reporters et les officiers causent avec elles.

IVAN, déguisé en vieux bohémien et parlant du ton le plus humble. – Monsieur le gouverneur… monseigneur…

LE GOUVERNEUR. – Qu’est-ce ?… Ah ! c’est toi, vieux bohémien ! Que me veux-tu ?

IVAN. – Je viens demander à Votre Excellence si elle est satisfaite des Tsiganes, auxquelles on a bien voulu réserver une place dans le programme de cette fête ?

LE GOUVERNEUR. – Enchanté,… et j’aime à croire que, de ton côté, tu n’auras pas à te plaindre !… Bien rafraîchis, bien payés ?…

IVAN. – Oui, monseigneur, oui !… Aussi, je ne voulais pas prendre congé de Votre Excellence, sans l’avoir humblement remerciée ! Sangarre se joint à moi !…