Blount est à demi couché, et Jollivet s’occupe à le soigner.
BLOUNT, le repoussant. – Mister Jollivet, je priai vous de laisser moi tranquille !
JOLLIVET. – Monsieur Blount, je vous soignerai quand même, et je vous guérirai malgré vous, s’il le faut.
BLOUNT. – Ces bons soins de vous étaient odieuses !
JOLLIVET. – Odieux, mais salutaires ! Et si je vous abandonnais, qui donc vous soignerait dans ce camp tartare ?
BLOUNT. – Je prévenai vous que je n’étais pas reconnaissante du tout pour ce que vous faisiez !
JOLLIVET. – Est-ce que je vous demande de la reconnaissance ?
BLOUNT. – Vous avez volé mon voiture, ma déjeuner, mon hâne et mon place au guichet du télégraphe ! J’étais votre ennemi mortel, et je voulais...
JOLLIVET. – Et vous voulez touyer moi, c’est convenu ! Mais pour que vous puissiez me touyer, il faut d’abord que je vous guérisse !
BLOUNT. – Ah ! c’était un grand malheur que le obus il ait été pour moi !
JOLLIVET. – Ce n’était pas un obus, c’était un biscaïen.
BLOUNT. – Un bis... ?
JOLLIVET. – Caïen !
BLOUNT. – Par oune K ?
JOLLIVET. – Non par un C.
BLOUNT. – Par oune C. Oh ! c’était mauvais tout de même !
JOLLIVET. – Voyons, prenez mon bras, et marchez un peu.
BLOUNT, avec force. – Non ! Je marchai pas !
JOLLIVET. – Prenez mon bras, vous dis-je, ou je vous emporte sur mes épaules, comme un sac de farine !
BLOUNT. – Oh ! sac de farine !... Vous insultez moi encore !
JOLLIVET. – Ne dites donc pas de bêtises ! (Il veut l’emmener. Un Tartare entre et les arrête.)
LE TARTARE. – Restez. Le seigneur Ivan Ogareff veut vous interroger. (Il sort.)
JOLLIVET. – Nous interroger ?... Lui, Ogareff !... ce traître !
BLOUNT. – Cette brigande !... cette bandite voulait interroger moi !
Ivan paraît, s’arrête à l’entrée de la tente et parle bas à deux Tartares qui l’accompagnent et sortent.
JOLLIVET. – Que vois-je ? l’homme qui insultait brutalement le marchand Korpanoff ?...
BLOUNT. – C’était cette colonel Ogareff !... Oh ! je sentai une grosse indignéchione !
IVAN. – Approchez et répondez-moi. Qui êtes-vous ?
JOLLIVET. – Alcide Jollivet, citoyen français, que personne n’a le droit de retenir prisonnier.
IVAN. – Peut-être. (À Blount.) Et vous ?
BLOUNT. – Harry Blount !... une honnête homme, entendez-vous, une fidèle sujette de le Angleterre, entendez-vous, une loyale serviteur de son pétrie, entendez-vous !
IVAN. – Vous avez été pris, dit-on, parmi nos ennemis ?
JOLLIVET, avec ironie. – Non, on vous a trompé.
IVAN. – Vous osez dire ?...
JOLLIVET. – Je dis que ce ne peut être parmi les ennemis d’un colonel russe, puisque c’est au milieu de ses compatriotes, parmi les Russes eux-mêmes, qu’on nous a arrêtés ! Vous voyez bien, monsieur, que l’on vous a trompé.
BLOUNT, à part. – Very well !... Très bon réponse !...
IVAN. – Quel motif vous a conduits sur le théâtre de la guerre ?
JOLLIVET. – Nous sommes journalistes, monsieur... deux reporters.
IVAN, avec mépris. – Ah ! oui, je sais, des reporters... c’est-à-dire une sorte d’espions !...
BLOUNT, furieux. – Espionne ! Nous, espionne !
JOLLIVET, avec force. – Monsieur, ce que vous dites est infâme, et j’en prends à témoin l’Europe tout entière !
IVAN. – Que m’importe l’opinion de l’Europe ! Je vous traite comme il me plaît, parce qu’on vous a pris parmi les Russes, qui sont mes ennemis, vous le savez bien !
JOLLIVET. – J’ignorais que la patrie devînt jamais l’ennemie d’un loyal soldat !
BLOUNT. – C’était le soldat déloyal qui devenait le ennemi de son pétrie !
JOLLIVET. – Et celui-là est un traître !
IVAN, avec colère. – Prenez garde et souvenez-vous que je suis tout-puissant ici !
JOLLIVET. – Vous devriez tâcher de le faire oubler.
IVAN, avec colère. – Monsieur... (Se calmant.) L’insulte d’un homme de votre sorte ne peut arriver jusqu’à moi !
JOLLIVET. – C’est naturel, colonel Ogareff, la voix ne descend pas, elle monte.
IVAN, avec colère. – C’en est trop !
BLOUNT, à part. – Il n’était pas satisfaite du tout !
IVAN. – Vous me payerez ce nouvel outrage et vous le payerez cher. (Appelant.) Garde ! (Un Tartare entre.) Que l’Anglais soit conduit hors du camp, avant une heure... et qu’avant une heure, l’autre soit fusillé ! (Il sort avec le Tartare.)