BLOUNT. – Et vous aurez fini ?...
JOLLIVET. – Plus tard... beaucoup plus tard. (Dictant.) « Les Russes sont forcés de se replier encore... » (Imitant l’accent de Blount.) « Correspondant anglais guette ma place au télégraphe, mais lui ne le aura pas... »
BLOUNT. – Est-ce fini, mister ?
JOLLIVET. – Jamais fini... (Dictant.)
- Il était un p’tit homme.
- Tout habillé de gris
- Dans Paris...
BLOUNT, furieux. – Des chansons !...
JOLLIVET. – Du Béranger ! Après le sacré, le profane !
BLOUNT. – Monsieur, battons-nous à l’instant !
JOLLIVET, dictant. –
- Joufflu comme une pomme,
- Qui sans un sou comptant...
L’EMPLOYÉ, refermant brusquement le guichet. – Ah !
JOLLIVET. – Quoi donc ?
L’EMPLOYÉ, sortant de son bureau. – Le fil est coupé ! Il ne fonctionne plus ! Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer... (Il salue et s’en va tranquillement. – Grands cris au dehors.)
BLOUNT. – Plus dépêches possibles, à nous deux, mister. Sortons !
JOLLIVET. – Oui, sortons, et venez me touyer !...
BLOUNT. – On dit touer !... Il ne sait même pas son langue !
Ils sortent par le fond, en se provoquant.
SANGARRE, arrivant par la gauche avec un bohémien. – Les Tartares sont vainqueurs !
LE BOHÉMIEN. – Ivan Ogareff les a menés à l’assaut de Kolyvan.
SANGARRE. – Russes et Sibériens, ils ont tout écrasés !... La ville brûle, et les fuyards s’échappent de toutes parts !...
LE BOHÉMIEN, regardant. – Ils vont gagner de ce côté !
SANGARRE. – Oui, mais cette vieille Sibérienne, que j’ai enfin revue, cette Marfa Strogoff, qu’est-elle devenue ? Elle était là, regardant sa maison qui brûlait !... Puis, tout à coup, elle a disparu !... Oh ! je la retrouverai et alors !... Ah ! tu m’as dénoncée, Marfa, tu m’as fait knouter par les Russes !... Malheur à toi !...
Grand tumulte au dehors. – Le bruit de la fusillade se rapproche ! Les fugitifs se précipitent dans le poste.
PREMIER FUGITIF. – Tout est perdu !
DEUXIÈME FUGITIF. – La cavalerie tartare sabre tous les malheureux qui sortent de Kolyvan !
TOUS. – Fuyons ! fuyons !
Ils vont quitter le poste en désordre.
MARFA, paraissant au fond. – Arrêtez ! Arrêtez.
TOUS. – Marfa Strogoff !
MARFA. – Lâches, qui fuyez devant les Tartares !
SANGARRE. – Ah ! cette fois, tu ne m’échapperas pas !
MARFA. – Arrêtez ! vous dis-je, n’êtes-vous plus les enfants de notre Sibérie ?...
PREMIER FUGITIF. – Est-il encore une Sibérie ? Les Tartares n’ont-ils pas envahi la province entière ?
MARFA, sombre. – Hélas ! oui ! puisque la province entière est dévastée !
DEUXIÈME FUGITIF. – N’est-ce pas toute une armée de barbares qui s’est jetée sur nos villages ?
MARFA. – Oui, puisque si loin que la vue s’étende, nous ne voyons que des villages en flammes !
PREMIER FUGITIF. – Et cette armée n’est-elle pas commandée par le cruel Féofar ?
MARFA. – Oui ! puisque nos rivières roulent des flots de sang !
PREMIER FUGITIF. – Eh bien ! que pouvons-nous faire ?
MARFA. – Résister encore, résister toujours, et mourir s’il le faut !
PREMIER FUGITIF. – Résister quand le Père ne vient pas à nous, et quand Dieu nous abandonne ?
MARFA. – Dieu est bien haut, et le Père est bien loin ! Il ne peut ni diminuer les distances, ni hâter davantage le pas de ses soldats ! Les troupes sont en marche, elles arriveront ! mais jusque-là, il faut résister !... Dût la vie d’un Tartare coûter la vie de dix Sibériens, que ces dix meurent en combattant ! Qu’on ne puisse pas dire que Kolyvan s’est rendue, tant qu’il restait un de ses enfants pour la défendre !...
DEUXIÈME FUGITIF. – Ces barbares étaient vingt contre un !
PREMIER FUGITIF. – Et maintenant Kolyvan est en flammes !
MARFA. – Eh bien, si vous ne pouvez rentrer dans la ville, combattez au-dehors ! Chaque heure gagnée peut donner aux troupes russes le temps de se rallier !... Barricadez ce poste ! Fortifiez-le ! Arrêtez ici cette tourbe ! Tenez encore à l’abri de ces murs !... Mes amis, écoutez la voix de la vieille Sibérienne, qui demande à mourir avec vous, pour la défense de son pays !
SANGARRE, à part. – Non ! ce n’est pas ici que tu mourras. (Au bohémien qui l’accompagne.) Reste et observe. (Elle sort par le fond.)
MARFA. – Mes amis ! vous m’entendez, moi, la veuve de Pierre Strogoff que vous avez connu !... Ah ! s’il était encore là, il se mettrait à votre tête ! Il vous ramènerait au combat !... Écoutez-le ! Mes amis ! c’est lui qui vous parle par ma voix !
PREMIER FUGITIF. – Pierre Strogoff n’est plus ! Peut-être avec un tel chef que lui aurions-nous pu tenir dans la steppe, harceler les soldats de l’émir...
LES FUGITIFS. – Oui, un chef ! Il nous faudrait un chef !
MARFA. – Ah ! tout est donc perdu !
Violente détonation au dehors.