JOLLIVET. – Mais les dépêches que vous...
L’EMPLOYÉ. – Je transmets les dépêches, mais je ne les lis jamais.
JOLLIVET, à part. – Un bon type ! (Haut.) Mon ami, je désire envoyer à ma cousine Madeleine une dépêche relatant toutes les péripéties de la bataille.
L’EMPLOYÉ. – C’est facile... Dix kopeks par mot.
JOLLIVET. – Oui... je sais... mais une fois ma dépêche commencée, pouvez-vous me garder ma place, pendant que j’irai aux nouvelles ?
L’EMPLOYÉ. – Tant que vous êtes au guichet, la place vous appartient... à dix kopeks par mot ; mais, si vous quittez la place, elle appartient à celui qui la prend... à dix...
JOLLIVET. – À dix kopeks par mot !... oui... je sais !... Je suis seul !... commençons. (Il écrit sur la tablette du guichet.) « Mademoiselle Madeleine, faubourg Montmartre, Paris. – De Kolyvan, Sibérie... »
L’EMPLOYÉ. – Ça fait déjà quatre-vingt kopeks !
JOLLIVET. – C’est pour rien. (Il lui remet une liasse de roubles papier, et continue à écrire.) « Engagement des troupes russes et tartares... » (À ce moment, la fusillade se fait entendre avec plus de force.) Ah ! Ah ! voilà du nouveau !
Jollivet, quittant le guichet, court à la porte du fond pour voir ce qui se passe.
Blount arrive par la porte de gauche.
BLOUNT. – C’est ici le bioureau télégraphique... (Apercevant Jollivet.) Jollivette !... (Il va pour le saisir au collet, mais arrivé près de lui, il se met à lire tranquillement par-dessus son épaule ce que celui-ci à écrit.) Aoh !... Il transmettait des nouvelles plus nouvelles que les miennes !
JOLLIVET, écrivant. – « Onze heures douze. – La bataille est engagée depuis ce matin... »
BLOUNT, à part. – Très bien... Je faisais mon profit. (Il va au guichet, pendant que Jollivet continue d’observer ce qui se passe. À l’employé.) Fil fonctionne ?
L’EMPLOYÉ. – Toujours.
BLOUNT. – All right !
L’EMPLOYÉ. – Dix kopeks par mot.
BLOUNT. – Biène, très biène !... (Écrivant sur la tablette.) « Morning-Post, Londres. – De Kolyvan, Sibérie... »
JOLLIVET, écrivant sur son carnet. – « Grande fumée s’élève au-dessus de Kolyvan... »
BLOUNT, écrivant au guichet et riant. – Oh ! bonne ! « Grande fioumée s’élève au-dessus de Kolyvan... »
JOLLIVET. – Ah ! ah ! ah ! « Le château est en flammes !... »
BLOUNT, écrivant. – Ah ! ah ! « Le château il est en flammes... »
JOLLIVET. – « Les Russes abandonnent la ville. »
BLOUNT, écrivant. – « Rousses abandonnent le ville. »
JOLLIVET. – Continuons notre dépêche. (Jollivet quitte la fenêtre, revient au guichet et trouve sa place prise.) Blount !
BLOUNT. – Yes, mister Blount !... Tout à l’heure... après mon dépêche... vous rendez raison à moi et mon hâne !
JOLLIVET. – Mais vous avez pris ma place !
BLOUNT. – La place il était libre.
JOLLIVET. – Ma dépêche était commencée.
BLOUNT. – Et le mien il commence.
JOLLIVET, à l’employé. – Mais vous savez bien que j’étais là avant monsieur.
L’EMPLOYÉ. – Place libre, place prise. Dix kopeks par mot.
BLOUNT, payant. – Et je payai pour mille mots d’avance.
JOLLIVET. – Mille mots !...
BLOUNT, continuant d’écrire et à mesure qu’il écrit de passer ses dépêches à l’employé qui les transmet. – « Bruit de la bataille se rapprochait... Au poste télégraphique, correspondant français guettait mon place, mais lui ne le aura pas... »
JOLLIVET, furieux. – Ah ! monsieur, à la fin...
BLOUNT. – Il n’y avait de fin, mister. « Ivan Ogareff à la tête des Tartares, va rejoindre l’émir... »
JOLLIVET. – Est-ce fini ?
BLOUNT. – Jamais fini.
JOLLIVET. – Vous n’avez plus rien à dire...
BLOUNT. – Toujours à dire... pour pas perdre le place. (Écrivant.) « Au commencement, Dieu créa le ciel et le terre... »
JOLLIVET. – Ah ! il télégraphie la Bible maintenant !
BLOUNT. – Yes ! le Bible, et il contenait deux cent soixante-treize mille mots !...
L’EMPLOYÉ. – À dix kopeks par...
BLOUNT. – J’ai donné une acompte... (Il remet une nouvelle liasse de roubles.) « Le terre était informe et... »
JOLLIVET. – Ah ! l’animal ! Je saurai bien te faire déguerpir ! (Il sort par le fond.)
BLOUNT. – « Les ténèbres couvraient le face de le abîme... (Continuant.) « Onze heures vingt. – Cris des fouyards redoublent... Mêlée furiouse. »
Cris au dehors que Jollivet vient pousser à travers la fenêtre.
JOLLIVET. – Mort aux Anglais !... Tue ! pille !... À bas l’Angleterre.
BLOUNT. – Aoh !... Qu’est-ce qu’on criait donc ?... À bas l’Angleterre ! Angleterre, jamais à bas ! (Il tire un revolver de sa ceinture et sort par la porte du fond. Jollivet rentre alors par la porte de gauche et prend la place de Blount au guichet.)
JOLLIVET. – Pas plus difficile que cela !... À bas l’Angleterre, et l’Anglais quitte le guichet. (Dictant.) « Onze heures vingt-cinq. – Les obus tartares commencent à dépasser Kolyvan... »
BLOUNT, revenant. – Personne ! Je avais bien cru entendre... (Apercevant Jollivet.) Aoh !
JOLLIVET, saluant. – Vive l’Angleterre, monsieur, vive les Anglais !
BLOUNT. – Vous avez pris mon place.
JOLLIVET. – C’est comme cela.
BLOUNT. – Vous allez me le rendre, mister.
JOLLIVET. – Quand j’aurai fini.