Page:Verne - Les grands navigateurs du XVIIIe siècle, 1879.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
439
LES DEUX AMÉRIQUES.

« Le fleuve, dit-il, dont la hauteur diminua de vingt-cinq pieds en trente-six heures, continuait à décroître. Au milieu de la nuit, l’éclat d’une grosse branche d’arbre cachée sous l’eau s’étant engagé entre les pièces de bois de mon train, où il pénétrait de plus en plus à mesure que celui-ci baissait avec le niveau de l’eau, je me vis au moment, si je n’eusse été présent et éveillé, de rester avec le radeau accroché et suspendu en l’air à une branche d’arbre. Le moins qui pouvait m’arriver, eût été de perdre mes journaux et cahiers d’observations, fruit de huit ans de travail. Je trouvai heureusement enfin moyen de dégager le radeau et de le remettre à flot. »

Près de la ville ruinée de Santiago, où La Condamine arriva le 10 juillet, habitent, au milieu des bois, les Indiens Xibaros, en révolte depuis un siècle contre les Espagnols, afin de se soustraire au travail des mines d’or.

Au delà du pongo de Mansériché, c’était un monde nouveau, un océan d’eau douce, un labyrinthe de lacs, de rivières et de canaux au milieu de forêts inextricables. Bien qu’il fût depuis sept ans habitué à vivre en pleine nature, La Condamine ne pouvait se lasser de ce spectacle uniforme, de l’eau, de la verdure et rien de plus. Quittant Borja le 14 juillet, le voyageur dépassa bientôt le confluent du Morona, qui descend du volcan de Sangay dont les cendres volent quelquefois au delà de Guyaquil. Puis, il traversa les trois bouches de la Pastaca, rivière alors si débordée qu’il fut impossible de mesurer aucune embouchure. Le 19 du même mois, La Condamine atteignit la Laguna, où l’attendait depuis six semaines don Pedro Maldonado, gouverneur de la province d’Esmeraldas, qui avait descendu la Pastaca. La Laguna formait, à cette époque, un gros bourg de mille Indiens en état de porter les armes et rassemblés sous l’autorité des missionnaires de diverses tribus.

« En m’engageant à lever la carte du cours de l’Amazone, dit La Condamine, je m’étais ménagé une ressource contre l’inaction que m’eût permise une navigation tranquille, que le défaut de variété dans des objets, même nouveaux, eût pu rendre ennuyeuse. Il me fallait être dans une attention continuelle pour observer, la boussole et la montre à la main, les changements de direction du cours du fleuve, et le temps que nous employions d’un détour à l’autre, pour examiner les différentes largeurs de son lit et celles des embouchures des rivières qu’il reçoit, l’angle que celles-ci forment en y entrant, la rencontre des îles et leur longueur, et surtout pour mesurer la vitesse du courant et celle du canot, tantôt à terre, tantôt sur le canot même, par diverses pratiques, dont l’explication serait ici de trop. Tous mes moments étaient remplis. Souvent j’ai sondé et mesuré géométriquement la largeur du fleuve et celle des rivières qui