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les tribulations d’un chinois en chine

J. Bidulph s’en applaudissait, au contraire ; mais Wang n’en demeurait pas moins caché à tous les yeux.

Or, les choses allèrent si loin, que la position ne fut bientôt plus tenable pour Kin-Fo. Sortait-il ? Un cortège de Chinois de tout âge, de tout sexe, l’accompagnait dans les rues, sur les quais, même à travers les territoires concessionnés, même à travers la campagne. Rentrait-il ? Un rassemblement de plaisants de la pire espèce se formait à la porte du yamen.

Chaque matin, il était mis en demeure de paraître au balcon de sa chambre, afin de prouver que ses gens ne l’avaient pas prématurément couché dans le cercueil du kiosque de Longue Vie. Les gazettes publiaient moqueusement un bulletin de sa santé avec commentaires ironiques, comme s’il eût appartenu à la dynastie régnante des Tsing. En somme, il devenait parfaitement ridicule.

Il s’ensuivit donc qu’un jour, le 21 mai, le très vexé Kin-Fo alla trouver l’honorable William J. Bidulph, et lui fit connaître son intention de partir immédiatement. Il en avait assez de Shang-Haï et des Shanghaïens.

« C’est peut-être courir plus de risques ! lui fit observer très justement l’agent principal.

— Peu m’importe ! répondit Kin-Fo. Prenez vos précautions en conséquence.

— Mais où irez-vous ?

— Devant moi.

— Où vous arrêterez-vous ?

— Nulle part !

— Et quand reviendrez-vous ?

— Jamais.

— Et si j’ai des nouvelles de Wang ?

— Au diable Wang ! Ah ! la sotte idée que j’ai eue de lui donner cette absurde lettre ! »

Au fond, Kin-Fo se sentait pris du plus furieux désir de retrouver le philosophe. Que sa vie fût entre les mains d’un autre, cette idée commençait à l’irriter profondément. Cela passait à l’état d’obsession. Attendre plus d’un mois encore dans ces conditions, jamais il ne s’y résignerait ! Le mouton devenait enragé !

« Eh bien, partez donc, dit William J. Bidulph. Craig et Fry vous suivront partout où vous irez !