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les tribulations d’un chinois en chine

porte de la chambre à coucher de Kin-Fo demeurait toujours ouverte. Le philosophe pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé.

Kin-Fo ne demandait qu’une chose, c’est que sa main fût rapide et l’atteignît au cœur.

Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières nuits, il s’était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu’il dormait du sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos. Cela ne pouvait continuer ainsi.

Alors la pensée lui vint qu’il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli. Il résolut de le mettre plus à son aise encore. Le voilà donc courant la campagne, recherchant les endroits isolés, s’attardant jusqu’à la quatrième veille dans les plus mauvais quartiers de Shang-Haï, véritables coupe-gorge, où les meurtres s’exécutent quotidiennement avec une parfaite sécurité. Il errait au milieu de ces rues étroites et sombres se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités : seul pendant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait son cri de « Mantoou ! mantoou ! » en faisant retentir sa clochette pour prévenir les fumeurs attardés. Il ne rentrait à l’habitation qu’aux premiers rayons du jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu les deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui porter secours.

Si les choses continuaient de la sorte, Kin-Fo finirait par s’accoutumer à cette nouvelle existence, et l’ennui ne manquerait pas de le reprendre bientôt.

Combien d’heures s’écoulaient déjà, sans que la pensée lui vînt qu’il était un condamné à mort !

Cependant, un jour, 12 mai, le hasard lui procura quelque émotion. Comme il entrait doucement dans la chambre du philosophe, il le vit qui essayait du bout du doigt la pointe effilée d’un poignard et la trempait ensuite dans un flacon à verre bleu d’apparence suspecte.

Wang n’avait point entendu entrer son élève, et, saisissant le poignard, il le brandit à plusieurs reprises, comme pour s’assurer qu’il l’avait bien en main. En vérité, sa physionomie n’était pas rassurante. Il semblait, à ce moment, que le sang lui eût monté aux yeux.

« Ce sera pour aujourd’hui, » se dit Kin-Fo.

Et il se retira discrètement, sans avoir été ni vu ni entendu.