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les tribulations d’un chinois en chine

ainsi s’entendre ou plutôt entendre leurs voix, malgré la distance qui les séparait… Mais, aujourd’hui encore, comme depuis quelques jours, l’appareil restait muet et ne disait plus rien des pensées de l’absent.

En ce moment, la vieille mère entra.

« La voilà, votre lettre ! » dit-elle.

Et Nan sortit, après avoir remis à Lé-ou une enveloppe timbrée de Shang-Haï.

Un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Ses yeux brillèrent d’un plus vif éclat. Elle déchira l’enveloppe, rapidement, sans prendre le temps de la contempler, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire…

Ce n’était point une lettre que contenait cette enveloppe, mais un de ces papiers à rainures obliques, qui, ajustés dans l’appareil phonographique, reproduisent toutes les inflexions de la voix humaine.

« Ah ! j’aime encore mieux cela ! s’écria joyeusement Lé-ou. Je l’entendrai, au moins ! »

Le papier fut placé sur le rouleau du phonographe, qu’un mouvement d’horlogerie fit aussitôt tourner, et Lé-ou, approchant son oreille, entendit une voix bien connue qui disait :

« Petite sœur cadette, la ruine a emporté mes richesses comme le vent d’est emporte les feuilles jaunies de l’automne ! Je ne veux pas faire une misérable en l’associant à ma misère ! Oubliez celui que dix mille malheurs ont frappé !

« Votre désespéré Kin-Fo ! »

Quel coup pour la jeune femme ! Une vie plus amère que l’amère gentiane l’attendait maintenant. Oui ! le vent d’or emportait ses dernières espérances avec la fortune de celui qu’elle aimait ! L’amour que Kin-Fo avait pour elle s’était-il donc à jamais envolé ! Son ami ne croyait-il qu’au bonheur que donne la richesse ! Ah ! pauvre Lé-ou ! Elle ressemblait maintenant au cerf-volant dont le fil casse, et qui retombe brisé sur le sol !

Nan, appelée, entra dans la chambre, haussa les épaules et transporta sa maîtresse sur son « hang » ! Mais, bien que ce fût un de ces lits-poêles, chauffés artificiellement, combien sa couche parut froide à l’infortunée Lé-ou ! Que les cinq veilles de cette nuit sans sommeil lui semblèrent longues à passer !