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les tribulations d’un chinois en chine

— Et tu peux redevenir un sage ! répondit le philosophe.

— J’y tâcherai, dit Kin-Fo, et c’est commencer que de songer à mettre de l’ordre dans mes affaires. Il a couru de par le monde un petit papier qui a été pour moi la cause de trop de tribulations, pour qu’il me soit permis de le négliger. Qu’est décidément devenue cette lettre maudite que je t’avais remise, mon cher Wang ? Est-elle vraiment sortie de tes mains ? Je ne serais pas fâché de la revoir, car enfin, si elle allait se perdre encore ! Lao-Shen, s’il en est encore détenteur, ne peut attacher aucune importance à ce chiffon de papier, et je trouverais fâcheux qu’il pût tomber entre des mains… peu délicates ! »

Sur ce, tout le monde se mit à rire.

« Mes amis, dit Wang, Kin-Fo a décidément gagné à ses mésaventures d’être devenu un homme d’ordre ! Ce n’est plus notre indifférent d’autrefois ! Il pense en homme rangé !

— Tout cela ne me rend pas ma lettre, reprit Kin-Fo, mon absurde lettre ! J’avoue sans honte que je ne serai tranquille que lorsque je l’aurai brûlée, et que j’en aurai vu les cendres dispersées à tous les vents !

— Sérieusement, tu tiens donc à ta lettre ?… reprit Wang.

— Certes, répondit Kin-Fo. Aurais-tu la cruauté de vouloir la conserver comme une garantie contre un retour de folie de ma part ?

— Non.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon cher élève, il n’y a à ton désir qu’un empêchement, et, malheureusement, il ne vient pas de moi. Ni Lao-Shen ni moi nous ne l’avons plus, ta lettre…

— Vous ne l’avez plus !

— Non.

— Vous l’avez détruite ?

— Non ! Hélas ! non !

— Vous auriez eu l’imprudence de la confier encore à d’autres mains ?

— Oui !

— À qui ? à qui ? dit vivement Kin-Fo, dont la patience était à bout. Oui ! À qui ?

— À quelqu’un qui a tenu à ne la rendre qu’à toi-même ! »

En ce moment, la charmante Lé-ou, qui, cachée derrière un paravent, n’avait rien perdu de cette scène, apparaissait, tenant la fameuse lettre du bout de ses doigts mignons, et l’agitant en signe de défi.