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kin-fo et lephilosophe wang

à théories », — ainsi que l’avait dit ce viveur de Tim, — ne se fatiguait pas d’en produire.

Kin-Fo était bien le type de ces Chinois du Nord, dont la race tend à se transformer, et qui ne se sont jamais ralliés aux Tartares. On n’eût pas rencontré son pareil dans les provinces du Sud, où les hautes et basses classes se sont plus intimement mélangées avec la race mantchoue. Kin-Fo, ni par son père ni par sa mère, dont les familles, depuis la conquête, se tenaient à l’écart, n’avait une goutte de sang tartare dans les veines. Grand, bien bâti, plutôt blanc que jaune, les sourcils tracés en droite ligne, les yeux disposés suivant l’horizontale et se relevant à peine vers les tempes, le nez droit, la face non aplatie, il eût été remarqué même auprès des plus beaux spécimens des populations de l’Occident.

En effet, si Kin-Fo se montrait Chinois, ce n’était que par son crâne soigneusement rasé, son front et son cou sans un poil, sa magnifique queue, qui, prenant naissance à l’occiput, se déroulait sur son dos comme un serpent de jais. Très soigné de sa personne, il portait une fine moustache, faisant demi-cercle autour de sa lèvre supérieure, et une mouche, qui figuraient exactement au-dessous le point d’orgue de l’écriture musicale. Ses ongles s’allongeaient de plus d’un centimètre, preuve qu’il appartenait bien à cette catégorie de gens fortunés qui peuvent vivre sans rien faire. Peut-être, aussi, la nonchalance de sa démarche, le hautain de son attitude, ajoutaient-ils encore à ce « comme il faut » qui se dégageait de toute sa personne.

D’ailleurs Kin-Fo était né à Péking, avantage dont les Chinois se montrent très fiers. À qui l’interrogeait, il pouvait superbement répondre : « Je suis d’En-Haut ! »

C’était à Péking, en effet, que son père Tchoung-Héou demeurait au moment de sa naissance, et il avait six ans lorsque celui-ci vint se fixer définitivement à Shang-Haï.

Ce digne Chinois, d’une excellente famille du nord de l’Empire, possédait, comme ses compatriotes, de remarquables aptitudes pour le commerce. Pendant les premières années de sa carrière, tout ce que produit ce riche territoire si peuplé, papiers de Swatow, soieries de Sou-Tchéou, sucres candis de Formose, thés de Hankow et de Foochow, fers du Honan, cuivre rouge ou jaune de la province de Yunanne, tout fut pour lui élément de négoce et matière à trafic. Sa principale maison de commerce, son « hong » était à Shang-Haï, mais il possédait des comptoirs à Nan-King, à Tien-Tsin, à Macao, à