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les tribulations d’un chinois en chine

côté singulièrement comique. Ils montaient et descendaient tour à tour, au caprice de l’ondulation, comme les marteaux d’un clavier touché par la main d’un pianiste.

« La brise commence à fraîchir, fit observer Kin-Fo.

— Appareillons », répondirent Fry-Craig.

Et ils se préparaient à mâter leur bâton, afin d’y hisser sa petite voile, lorsque Soun poussa une exclamation d’épouvante.

« Te tairas-tu, imbécile ! lui dit son maître. Veux-tu donc nous faire découvrir ?

— Mais j’ai cru voir !… murmura Soun.

— Quoi ?

— Une énorme bête… qui s’approchait !… Quelque requin !…

— Erreur, Soun ! dit Craig, après avoir attentivement observé la surface de la mer.

— Mais… j’ai cru sentir !… reprit Soun.

— Te tairas-tu, poltron ! dit Kin-Fo, en posant une main sur l’épaule de son domestique. Lors même que tu te sentirais happer la jambe, je te défends de crier, sinon…

— Sinon, ajouta Fry, un coup de couteau dans son appareil, et nous l’enverrons par le fond, où il pourra crier tout à son aise ! »

Le malheureux Soun, on le voit, n’était pas au terme de ses tribulations. La peur le travaillait, et joliment, mais il n’osait plus souffler mot. S’il ne regrettait pas encore la jonque, et le mal de mer, et les passagers de la cale, cela ne pouvait tarder.

Ainsi que l’avait constaté Kin-Fo, la brise tendait à se faire ; mais ce n’était qu’une de ces folles risées, qui, le plus souvent, tombent au lever du soleil. Néanmoins, il fallait en profiter pour s’éloigner autant que possible de la Sam-Yep. Lorsque les compagnons de Lao-Shen ne trouveraient plus Kin-Fo dans le rouffle, ils se mettraient évidemment à sa recherche, et, s’il était en vue, la pirogue leur donnerait toute facilité pour le reprendre. Donc, à tout prix, il importait d’être loin avant l’aube.

La brise soufflait de l’est. Quels que fussent les parages où l’ouragan avait poussé la jonque, en un point du golfe de Léao-Tong, du golfe de Pé-Tché-Li ou même de la mer Jaune, gagner dans l’ouest, c’était évidemment rallier le littoral. Là pouvaient se rencontrer quelques-uns de ces bâtiments de commerce qui cherchent les bouches du Péï-ho. Là, les barques de pêche