Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/499

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait dû combattre et tuer. À cette occasion, Patterson lui avait démontré à quel degré d’abaissement une créature peut s’avilir, et il avait dû, indulgent encore, s’arroger le droit de disposer d’un coin de la planète comme de sa propriété personnelle. Il avait jugé, condamné, banni, au même titre que tous ceux qu’il appelait des tyrans.

La deuxième preuve, la découverte des mines d’or la lui avait fournie. Ces milliers d’aventuriers qui s’étaient abattus sur l’île Hoste établissaient, sous la forme la plus éloquente, l’inévitable solidarité des nations. Contre le fléau, il n’avait pas trouvé de remède qui ne fût connu. Ce remède, c’est toujours la force, la violence et la mort. Par son ordre, le sang humain avait coulé à flots.

La troisième preuve enfin, l’ultimatum du Gouvernement chilien la lui apportait, péremptoire.

Allait-il donc donner une fois de plus le signal de la lutte, d’une lutte plus sanglante peut-être que les précédentes, et cela pour conserver aux Hosteliens, un chef si pareil en somme à tous les chefs de tous les pays et de tous les temps ? À sa place, un autre que lui en aurait fait autant, et, quel que fût son successeur, qu’il fût le Chili ou tout autre, il ne pouvait être amené à employer des moyens pires que ceux auxquels la fatalité des choses l’avait contraint.

Dès lors, à quoi bon lutter ?

Et puis, comme il était las ! L’hécatombe dont il avait donné l’ordre, ce carnage monstrueux, cette effroyable tuerie, c’était une obsession qui ne le lâchait pas. De jour en jour, sous le poids du lourd souvenir, sa haute taille se voûtait, ses yeux perdaient de leur flamme, et sa pensée de sa clarté. La force abandonnait ce corps d’athlète et ce cœur de héros. Il n’en pouvait plus. Il en avait assez.

Voilà donc à quelle impasse il aboutissait ! D’un regard effaré il suivait la longue route de sa vie. Les idées dont il avait fait la base de son être moral et auxquelles il avait tout sacrifié la jonchaient de leurs débris lamentables. Derrière lui, il n’y avait plus que le néant. Son âme était dévastée ; c’était un désert parsemé de ruines où rien ne restait debout.

Que faire à cela ?… Mourir ?… Oui, cela eût été logique, et pourtant il ne pouvait s’y résoudre. Non pas qu’il eût peur de la mort. À cet esprit lucide et ferme, elle apparaissait comme une