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d’éviter des malheurs involontaires, le Kaw-djer fit reculer sa troupe, qui se replia en bon ordre et alla prendre position devant le Gouvernement. Les rues aboutissant à la place furent ainsi dégagées. Les mineurs, se trompant sur le sens de ce mouvement, poussèrent une assourdissante clameur de victoire.

L’espace rendu libre par la retraite de la milice hostelienne fut en un instant rempli d’une foule grouillante. Cette foule ne tarda pas à reconnaître son erreur. Non, elle n’était pas victorieuse encore. La milice intacte lui barrait toujours le passage. Si les mille hommes dont elle était formée, modelant leur attitude sur celle de leur chef, gardaient, impassibles, l’arme au pied, ils n’en disposaient pas moins de la foudre. Leurs mille fusils, des carabines américaines, que beaucoup de prospecteurs connaissaient bien, auxquelles un magasin assure une réserve de sept cartouches, étaient capables de tirer en moins d’une minute leurs sept mille coups, qui seraient, dans ce cas, tirés à bout portant. Il y avait là de quoi faire réfléchir les plus braves.

Mais les aventuriers n’étaient plus dans un état d’esprit leur permettant la réflexion. Ils s’excitaient, se grisaient les uns les autres. Leur grand nombre leur donnant confiance, ils cessèrent de craindre cette troupe dont l’immobilité leur parut de la faiblesse. Le moment vint où ce qui leur restait de raison fut définitivement aboli.

Le spectacle était tragique. À la périphérie de la place, une foule hurlante et débraillée, criant de ses milliers de bouches des mots que personne n’entendait, tendant ses milliers de poings en des gestes de menace. À trente mètres d’elle, lui faisant face, la milice hostelienne rangée en bon ordre le long de la façade du Gouvernement, ses hommes conservant une immobilité de statue.

Derrière la milice, le Kaw-djer, seul, debout sur le dernier degré du perron qui donnait accès au Gouvernement, contemplant d’un air soucieux ce tableau mouvementé, et cherchant un moyen de dénouer pacifiquement une situation dont il comprenait toute la gravité.

Il était une heure de l’après-midi quand des injures directes commencèrent à partir de la foule enfiévrée. Les Hosteliens, contenus par leur chef, n’y répondirent pas.

Au premier rang de leurs insulteurs, ils pouvaient voir une figure de connaissance. Les révoltés avaient poussé en avant